Garder vivante notre puissance d'émerveillement
Prédication
La photo d’Eddy Mottaz, le livre de Nathalie Muller Mirza, le Cantique des créatures de François d’Assise, le psaume 104 : tous, chacun à leur manière, nous invitent à l’émerveillement. Ils nous invitent, parce que l’émerveillement ne se force pas, ne s’impose pas à un autre qu’à soi.
On peut simplement inviter à partager son propre émerveillement. « Regarde ! Ecoute ! » dit-on pour dire en réalité « je suis émue par cela que je te montre, cela à quoi je t’invite à porter attention. Cela me touche, d’une émotion teintée de joie, de crainte révérencielle, d’humilité, et de surprise. Et toi, est-ce que cela te fait quelque chose de similaire ? » Car l’émerveillement est généreux, il tend à se partager pour que l’autre le vive aussi. Il approfondit la relation : si je te partage ce qui m’émerveille, je te dis un peu qui je suis, ce qui me touche et m’émeut. C’est ce que font nos quatre guides du jour.
D’où vient l’émerveillement, cette admiration teintée d’étonnement, de joie et de révérence ? Et où nous mène-t-il ? L’émerveillement naît d’une étrangeté du monde qui nous apparaît soudain dans sa beauté et son unicité, que ce soit très grand, comme un paysage, ou très petit, comme un insecte coloré et affairé qui nous arrête au bord du chemin. Vous souvenez-vous de vos émerveillements d’enfants ? De quand date votre dernière sensation d’émerveillement ?
Souvent, nos émerveillements naissent d’éléments naturels, d’oeuvres d’art ou d’observer les enfants. Cela nous dit quelque chose : nous sommes émerveillés par ce qui ne vient pas de nous, qui nous surprend, nous dépasse et nous déplace. Et ce n’est sans doute pas un hasard si nos plus grands frissons d’émerveillement nous viennent devant la nature ou les enfants. Pour le dire avec les mots de Rachel Carson, biologiste états-unienne,
« Il y a une beauté symbolique aussi bien que réelle dans la migration des oiseaux, le flux et le reflux des marées, le bouton de fleur prêt au printemps. Il y a quelque chose qui guérit incommensurablement dans les refrains de la nature : c’est l’assurance que l’aube vient après la nuit et le printemps après l’hiver »
On voit apparaître là une dimension spirituelle à l’émerveillement, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Mais pour l’instant, et puisqu’on parle d’enfants, avez-vous remarqué comme les enfants s’émerveillent plus facilement que les adultes ? C’est sans doute que l’émerveillement est souvent lié aux premières fois, aux commencements, c’est lié à sa dimension d’étonnement. Les enfants les plus jeunes sont encore à l’âge des premières fois, et s’émerveillent de tout, tombant en admiration pour de longues minutes devant des choses que les adultes ne voient plus, et mettant en péril leur organisation savamment minutée.
Mais les tous jeunes enfants ne sont pas les seuls à s’émerveiller, les plus grands aussi s’arrêtent encore de long moment, absorbés par un spectacle qui les touche, un animal et son petit, un coucher de soleil, une fleur qui s’ouvre ou un papier de bonbon qui brille de mille feux au soleil. Ils prennent le temps, ils choisissent d’y accorder de l’importance.
En arrivant à l’âge adulte, on met souvent en sourdine cette capacité : s’émerveiller ce n’est n’est pas très sérieux – ça relèverait presque de la naïveté ou de la crédulité selon certains – ni très rentable – l’émerveillement ne produit pas grand-chose ayant une valeur économique, il pourrait même plutôt nous détourner de la production de quelque chose de valeur économique… Seuls les poètes, les philosophes, les chercheurs et les spirituel-les gardent bien vivante leur capacité d’émerveillement.
Par le pas de côté qu’il nous invite à faire, par la suspension du temps qu’il opère, comme une effraction d’éternité, l’émerveillement renouvelle notre regard, nous invite à voir toute chose comme nouvelle, à retrouver le sentiment d’étrangeté émerveillée et de gratitude qui va avec. L’émerveillé-e ne prend pas le monde pour acquis, ni son confort, ni sa vie, ni rien. Tout cela pourrait ne pas être. Ou être très différent. L’émerveillement suppose une désappropriation du monde, une humilité par rapport à ce qui nous émerveille.
L’émerveillé-e n’est pas replié-e sur lui ou sur elle, au contraire, iel se laisse saisir par quelque chose qui lui arrive, qui l’émeut, et qui l’ouvre au monde. Au lieu de borner son regard à ce qui le touche directement, à ce qui concerne ses préoccupations du moment, l’émerveillé-e se laisse replacer dans quelque chose de plus vaste, qui ne dépend pas de son action, ni de sa présence, qui ne lui appartient pas. C’est ainsi qu’hier au soir une journée très lourde émotionnellement pour moi, une amie m’a envoyé la photo du magnifique coucher de soleil auquel elle avait assisté chez elle. Douceur de l’émerveillement partagé qui réconforte. Il m’arrive aussi – parce que ce lieu me touche particulièrement – de m’ancrer dans l’émerveillement que me procurent les gorges de l’Ardèche quand je traverse un moment un peu compliqué.
L’émerveillé-e n’est pas non plus nécessairement perdu-e dans une contemplation infinie. L’émerveillement est bien souvent une porte vers l’action. C’est ainsi que, par exemple, telle personne émue aux larmes en voyant passer les enfants des écoles lors des promotions, émerveillée de la beauté de leurs créations et de l’engagement des personnels enseignants, s’est sentie poussée à s’engager dans une association qui œuvre en faveur des enfants des rues au Brésil, eux qui ne bénéficient pas des mêmes chances qu’ici…
L’émerveillé-e résiste au fatalisme, sans fermer les yeux sur ce qui fait mal, ce qui broie de douleur. Le psalmiste, à la toute fin de ce psaume qui s’émerveille de la Création pour mieux s’émerveiller de Dieu et le remercier d’être là, mentionne les méchants, les pécheurs. Tout n’est pas parfait, il y a du chaos. Mais il y a un choix : le centre du psaume ici n’est pas la plainte au sujet des méchants – il y a un temps pour tout, et d’autres psaumes font place à la plainte – mais l’émerveillement devant tout le reste. L’émerveillement débouche sur la joie, et la joie sur la gratitude, un autre nom pour la louange.
Contrairement à ce qu’on entend parfois, l’émerveillement n’est donc pas l’attitude un peu simplette du ravi de la crèche habillé de travers, les yeux écarquillés et les bras levés au ciel, mais un acte de militance spirituelle : l’émerveillé-e choisit de porter un regard ouvert sur le monde, un regard dégagé de toutes les étiquettes de jugement que nous nous empressons de coller partout et sur tout le monde pour répondre à notre besoin d’ordre et de classification. Ce regard ouvert laisse émerger des choses qui sont invisibles à tout autre regard.
C’est que l’émerveillement n’est pas juste une qualité agréable à cultiver… il est l’un des aspects par lesquels nous sommes à l’image de Dieu et c’est là qu’il nous mène. Le premier chapitre de la Genèse est ponctué à chaque étape de « Dieu vit que cela était beau – ou bon, le mot hébreu, tov, a les deux sens ». Et le psaume que nous venons d’entendre, tout en nous invitant à l’émerveillement, à la joie et à la louange, mentionne aussi cet émerveillement et cette joie divine : « que l’Eternell se réjouisse de ses œuvres ! ». C’est d’ailleurs assez significatif de ce que Dieu veut être pour sa création : puisque dans l’émerveillement il y a une dimension de surprise, si Dieu s’émerveille, c’est que Dieu n’est pas un marionettiste qui manipule tout à son goût et à son idée, mais qu’il donne des impulsions, des invitations, et se laisse surprendre par ce qui arrive. L’émerveillement, nous l’avons dit, suppose aussi une forme de dessaisssement du monde… Dieu reste humble devant sa création. Puissant, mais pas tout-puissant.
L’émerveillement a aussi à faire avec les commencements, les premières fois, et le Dieu biblique est précisément celui qui, jour après jour, fait toutes choses nouvelles. Ce qui ne veut pas dire qu’il fait chaque jour table rase de la veille pour recommencer de zéro, mais qu’il regarde chaque jour avec le regard d’une première fois, sans se laisser enfermer par le passé. Quand Jésus regarde les personnes qui s’approchent de lui ou dont il s’approche, il ne voit pas « la possédée du village », « le collecteur d’impôt », « la femme impure », « le pécheur ». Il voit l’homme ou la femme dans l’entièreté de son être, avec ses ombres et ses lumières, et son regard bénit, il dit du bien et il fait émerger ce que les étiquettes cachaient : Marie la courageuse qui annoncera la résurrection, Matthieu le disciple fiable, la femme épuisée qui, reposée, aura tant à donner, Pierre le fougueux qui rassemblera les disciples. Il se laisse surprendre, il s’émerveille de ce qui naît sous ses yeux. Jésus porte sur le monde et les êtres ce regard ouvert qui porte en lui la possibilité de l’émerveillement, ce regard qui ne croit pas déjà savoir, qui se laisse surprendre par l’unicité de chaque être, par la diversité des humains.
L’émerveillement crée en nous de l’espace pour que de l’autre que le déjà connu puisse surgir, de l’inattendu de Dieu. Il nous sort de nous-mêmes vers ce qui n’est pas nous, ce qui est plus grand que nous. Et si l’émerveillement nous échappe et doit nous échapper comme le dit Mickaël Edwards, on peut le cultiver... sans se forcer !
On voit parfois la tendance, amplifiée par les réseaux sociaux, mais pas née avec eux, à s’émerveiller sur commande : la Joconde est supposée magnifique, c’est sa renommée, on va faire la queue pour voir la Joconde et on pourra dire ensuite qu’elle était magnifique. Je ne dis pas qu’elle ne l’est pas, juste qu’il y a un petit côté grégaire et artificiel parfois… aucune dimension de surprise ! Et c’est don gracieux si, devant la Joconde, survient malgré tout l’émotion de l’émerveillement de sa beauté.
Une autre tendance, elle aussi amplifiée par les réseaux qui ne l’ont pourtant pas fait naître, c’est la confusion entre l’émerveillement et le spectaculaire à sensation forte qui invite au toujours plus. L’antidote à cela, c’est d’ouvrir son regard et son attention au plus infime et au plus quotidien. Certain-es d’entre vous connaissent peut-être mon goût pour les haïkus, minuscules poème japonais qui pointe en peu de mot un élément la plupart du temps très ordinaire et sa beauté émerveillante, avec un effet de surprise.
Le rossignol chante J’interromps mon travail Au-dessus de l’évier (Chigetsu Kawaï)
Quand on perd le chemin de l’émerveillement, on peut le retrouver en faisant le chemin en sens inverse… Je vous disais tout à l’heure qu’il m’arrive dans les moments difficiles de m’ancrer dans l’émerveillement que me procurent les gorges de l’Ardèche. En me souvenant de la louange que cela suscite, je redécouvre la joie de la contemplation, et l’émerveillement devant cette rivière qui façonne le paysage, quoi qu’il se passe par ailleurs dans ma vie. Dans cet émerveillement-là en particulier, il y a la conscience très forte que je ne suis pas le centre du monde, ni son but ultime, et que c’est une très bonne nouvelle, qui me donne de la légèreté ! C’est d’ailleurs aussi ce que découvre, ou redécouvre le psalmiste : dans le psaume 104, l’humain n’est clairement pas le centre ni le but de tout !
Mais malgré tous nos efforts, l’émerveillement ne se commande pas ! Comme le dit le poète et philosophe Mickaël Edwards, « L’émerveillement nous échappe et il doit nous échapper, il nous oblige à recommencer toujours, à se retrouver sans cesse au commencement. »
L’émerveillement nous échappe, parce qu’il est une grâce qui nous arrive et qui nous saisit, comme la confiance !
Puisque je suis au seuil de vous laisser pour un temps de vacances, je vous souhaite, je nous souhaite, de saisir les invitations à l’émerveillement, de vous aventurer sur les chemins de l’ouverture à ce qui peut survenir, et d’être saisi-e par l’émerveillement, la joie, et la gratitude qu’il fait naître. L’émerveillement ne se commande pas, mais on peut se tenir prêt !
Bénis l’Eternell, ô mon âme !
Alleluia !