Psaume 43 : la puissance de la "mémoire spirituelle"

Prédication

En méditant ce psaume pour aujourd’hui, j’ai été frappée par le contraste entre la détresse de la personne qui prie, et l’expression « Dieu de ma joie, Dieu qui me fait chanter ». Pour tout vous dire j’ai même été mise mal à l’aise par le contraste entre le sentiment d’abandon, y compris de la part de Dieu, qu’expérimente le psalmiste, et cette expression « Dieu de ma joie ». Faudrait-il comprendre que, comme un faux ami, Dieu n’est là que dans les moments de joie et nous laisse seul dans les moments de détresse ? Difficile d’avoir confiance, foi, en un tel Dieu !

C’est une expérience bien humaine que cet abandon total : le psalmiste en parle, Jésus le vit sur la Croix, et peut-être certain.es d’entre vous ont-ils traversé cela aussi. C’est une expérience doublement terrible : terrible parce que, comme le psalmiste ici, on est en butte à la souffrance, à l’injustice et au mensonge, et terrible aussi parce que comme lui on affronte cela seul.e, sans son Dieu. La traduction de Stan Rougier que je vous ai lue adoucit l’hébreu, qui dit littéralement ici que le psalmiste se sent rejeté par Dieu.

Être rejeté par ses semblables humains est déjà éprouvant. Et quand je dis cela, ce n’est pas une simple vue de l’esprit ou une déformation professionnelle de métier du lien : le tout petit humain est rigoureusement incapable de subvenir seul à ses besoins, il est obligé d’entrer en relation avec d’autres, d’aimer et de susciter l’amour. Et ses besoins ne sont pas seulement physiques : les enfants qui ne reçoivent pas d’affection dépérissent aussi bien physiquement que psychologiquement. Ils cessent de s’alimenter, n’apprennent pas à marcher ni à parler. Plus grands ou à l’âge adulte, le rejet est aussi une expérience traumatisante et dangereuse. Inversement, de nombreuses études scientifiques montrent qu’entretenir des relations affectives riches, qu’elles soient amicales, familiales ou amoureuses, est l’un des facteurs qui conduisent à une vie plus longue et en meilleure santé. Oui, être rejeté.e est une expérience qui nous conduit sur un chemin de mort, y compris au sens tout à fait littéral du terme !

Et si ce rejet humain est renforcé par le sentiment d’être rejeté ou abandonné aussi par Dieu, c’est un gouffre de ténèbre qui s’ouvre sous nos pieds. Plus rien ne raccroche alors à la vie. Et là encore, je ne parle pas ici en termes symboliques : le risque de se laisser mourir ou de chercher activement à mourir devient alors réel.

Un tel sentiment de solitude relationnelle et spirituelle est inhumain, personne ne peut le supporter longtemps sans risque. Le psalmiste est au fond de ce gouffre-là, en danger de mort. Et du fond de son gouffre, il en appelle à celui qu’il appelle le « Dieu de sa joie, le Dieu qui le fait chanter ». Ce Dieu-là, il le connaît, il le sait présent, même s’il ne sent pas sa présence : c’est le même Dieu que celui dont il se sent rejeté, mais dont il sait qu’il ne peut pas être – ou en tout cas pas être seulement – cela. C’est le Dieu qui a été présent à ses côtés, dont il se souvient et qu’il cherche pour le retrouver.

C’est son expérience passée avec ce Dieu-là qu’il fait revivre et qui le guide hors de son gouffre de ténèbres. La mémoire tient une place essentielle dans la spiritualité hébraïque, et par là dans la spiritualité chrétienne – pensez simplement au « faites ceci en mémoire de moi » que Jésus adresse à ses disciples alors qu’il partage avec eux pour la dernière fois le pain et le vin. Cette mémoire-là, ce n’est pas la mémoire nostalgique du « bon vieux temps », celle qui souligne à quel point « c’était mieux avant parce que de mon temps ceci ou cela » pour mieux dénigrer le présent et fermer l’avenir. Non, la mémoire qui est sollicitée dans la spiritualité hébraïque et qui est sollicitée ici par le psalmiste, c’est la remémoration du passé qui permet d’y puiser des forces, de retrouver l’élan qui nous a habité dans tel souvenir heureux, de rappeler au corps et à l’esprit que oui, la joie est possible, encore, et que la vie est ouverte devant nous, au présent et dans l’advenir.

Cette mémoire-là remet en marche : « je viens vers l’autel de Dieu », comme je sais que je suis déjà venue, comme je sais que je pourrai toujours venir. « Je célèbre », comme j’ai célébré et comme je sais que je pourrai toujours célébrer. Cette mémoire ravive des chemins qu’on a laissés s’embroussailler. On parle parfois de la mémoire corporelle, quand on dit que le vélo ou le ski ça ne s’oublie pas : ce n’est pas parce que ça fait tellement longtemps que vous n’en avez pas fait que vous ne vous rappelez même pas quand c’était et que vous ne vous pensez plus capable de ces mouvements-là que votre corps ne sait plus. Ici on pourrait parler de mémoire spirituelle : ce n’est pas parce que vous n’avez plus vécu de moment de relation avec Dieu depuis tellement longtemps que vous doutez même que de tels moments aient existé que vous ne pouvez pas en retrouver le chemin. Cette mémoire-là est extrêmement puissante !

Et elle n’est pas je crois seulement notre œuvre, ou seulement dépendante de notre volonté : elle est l’oeuvre en nous de l’Esprit, l’oeuvre commencée bien avant que nous en ayons conscience et poursuivie sans relâche. Une œuvre qui nous rend capable, quels que soient les gouffres qui s’ouvrent devant nous ou que nous creusons nous-mêmes parfois, de retrouver le chemin de la vie, de la joie et de la célébration. Non pas après le gouffre, ou malgré le gouffre, mais chemin de résurrection au cœur même de l’expérience du gouffre. C’est l’expérience que faisaient les esclaves afro-américains en chantant les gospels au travail. C’est l’expérience que faisaient les huguenots français en chantant les psaumes. C’est l’expérience que font aujourd’hui encore des hommes, des femmes et des enfants qui chantent des chants de louange du fond de leur détresse, gardés debout, vivant.es, ressuscité.es par le Dieu de leur joie, présent là aussi, précisément dans cette espérance et cette joie au plus profond de la tristesse, non pour la nier, mais pour la garder ouverte sur autre chose.

Amen.

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