Psaume 10 : plainte et espérance

Prédication

Le temps de la détresse, c’est maintenant pour des hommes, des femmes, des enfants d’Ukraine, contraints de combattre, ou de tout quitter. Le temps de la détresse, c’est maintenant aussi pour les hommes, les femmes, les enfants d’Ethiopie, d’Angola, du Kenya ou du Burundi qui souffrent de la faim chaque jour. Le temps de la détresse, c’est maintenant pour Wendy Galarza (Mexique, lutte contre les féminicides), Imoleayo Adeyeun Michael (Nigeria, lutte contre les violences policières), Bernardo Caal Xol (Guatemala, droit des peuples autochtones), Mikita Zalatarou (Bélarus, arrêté sans raison et torturé à 16 ans), Mohamed El-Baqer (Egypte, avocat défenseur des droits humains), Janna Jihad (Palestine, journaliste, menacée de mort), arrêtés et emprisonnés par des pouvoirs injustes. Le temps de la détresse, c’est maintenant aussi pour cette femme contrainte de changer de région et d’identité pour se protéger d’un conjoint violent et qui vit dans la peur ; pour cet homme qui vient de perdre son travail parce qu’il a dénoncé les propos racistes de son supérieur hiérarchique, et pour bien d’autres personnes, ici et ailleurs. Le temps où ils et elles subissent l’injustice d’un système, l’injustice d’une personne, qui impacte leur vie dans toutes ses dimensions.

C’est la question frontale du mal que nous pose le psalmiste. Mais pas n’importe quel mal. Pas le mal qui nous vient du « pas de chance » (un accident de montagne, une maladie), pas le mal qui nous vient des éléments naturels (une tempête qui arrache le toit de votre maison, une sécheresse qui grille toute vos récoltes), pas le mal involontaire (celui d’un amour non réciproque par exemple). C’est le mal fait par un autre être humain sciemment, pour faire mal, qui désole le psalmiste ici et fait naître sa plainte.

La plainte n’a pas bonne presse, on préfère en général l’éviter, et si on n’arrive pas à la retenir, on s’en excuse. Pourtant elle a un rôle fondamental face à une injustice : elle permet de nommer, de dire, de décrire. C’est le rôle de la plainte dans une action de justice : raconter, et mettre des mots sur ce qui a été subi. Non pas pour s’y complaire, mais pour lui donner petit à petit sa juste place, pour comprendre, pour mettre des mots pour ce qui se passe en nous dans cette situation et – peut-être – sur ce qui peut habiter l’autre.

La plainte fait prendre conscience de ce qui fait le plus mal. Et dans le cas du psalmiste, le pire n’est finalement pas la cruauté humaine, même si elle fait mal. C’est l’absence de réaction de Dieu, qui laisse faire. C’est du coup l’impunité totale du coupable. La justice humaine parfois péclote. On peut presque l’admettre, les humains sont faillibles, tout le monde le sait. Mais Dieu ?! Pourquoi ne fait-il rien, semblant donner par là raison au méchant, à l’insensé qui dit en son cœur « il n’y a pas de Dieu » ? Pourquoi n’intervient-il pas, laissant le désespoir naître dans le cœur du fidèle et poindre cet affreux doute : et si l’injuste avait raison ? Lui qui se comporte sans Dieu, sans souci du prochain, donnant libre cours à sa tentation de toute-puissance, et pour qui cela semble plutôt bien marcher, s’il avait au fond raison ? S’il n’y avait pas de Dieu ? Et si toutes les limites que je mets à cette tentation en moi-même, si toutes les questions que je me pose pour préserver les autres, pour les aimer en paroles et en actes, ça n’avait aucun sens ? Pire : si cela était une manière erronée de comprendre le sens de ma vie ? Le psalmiste ici rapporte ce sentiment qu’il perçoit comme enivrant chez son adversaire et qui sème le doute en lui : vivre sans Dieu, n’est-ce pas la meilleure manière de vivre, libéré de cet Autre au-dessus de moi qui est si encombrant ?

Au bord de l’abîme, le psalmiste convoque Dieu à comparaître dans la prière. « Pourquoi, ô Eternel.le, pourquoi te caches-tu au temps de la détresse ? » En faisant cela, en ayant ce courage là, le psalmiste choisit l’espérance plutôt que le désespoir, la rumination ou la vengeance – et il nous invite à faire de même. La prière demande un sacré courage, peut-être plus encore aujourd’hui où la prière est largement perçue comme « ne servant à rien ». Il faut du courage pour s’adresser à Dieu dans les moments de doute. Il faut du courage pour en appeler au Dieu que l’on espère contre le Dieu dont on constate l’absence criante dans le quotidien. Il faut avoir du courage pour dire comme Jésus sur la croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ou comme le psalmiste « Pourquoi Eternel.le te tiens-tu éloigné au temps de la détresse ? » Il faut du courage, pour prendre ce temps inutile, pour renoncer à la vengeance et pour la remettre entre les mains d’un autre dont on ne sait s’il pourra faire quelque chose. C’est déjà prendre un peu de recul, d’espace par rapport à la colère, à la violence de ce qui nous habite.

Avoir le courage de la prière, c’est avoir le courage de l’espérance quand tout nous pousse au désespoir et la résignation. L’espérance n’est pas une attente passive, elle est attente active, préparatoire, invocatoire. Elle libère des chaînes du passé, et laisse déployer l’imagination, la créativité. Elle n’est pas seulement action technique, elle est fondée sur la foi, la confiance en un Dieu qu’on espère, elle est ouverture sur le Royaume à venir, dans lequel l’être humain ne sera plus source d’effroi comme le dit le psalmiste, mais source d’amour et de joie, à l’image de Dieu. L’espérance voit au-delà de ce que la raison humaine peut saisir, elle s’appuie sur la promesse reçue de Dieu, elle la lui rappelle même. Comme le dit Jacques Ellul, « L’espérance est la réponse de l’être humain au silence de Dieu. Quand Dieu se tait, il faut le forcer à parler. Quand Dieu se détourne, il faut le forcer à revenir. Quand Dieu semble mort, il faut le forcer à être. Et cela pourra prendre forme dans l'appel angoissé, la plainte, la lamentation, la prière de repentance. Et cela pourra prendre forme dans l'audace, dans la protestation, dans la violence contre Dieu, dans l'accusation. Tous les moyens sont bons pour l'espérance, dans son refus que Dieu soit absent. (…) L'espérance n'est ni paisible confiance, ni timide rejet sur le futur, ni stérile espoir, elle est effectivement la réponse totale, pleine, vigoureuse d'un homme total et ferme, en présence du refus de Dieu, de son silence et de son détournement. (…) Dans un sens, dès lors, on peut dire que l'espérance est blasphématoire. Elle refuse en effet la décision du silence de Dieu. (…) Elle n’est pas la résignation, l’acceptation de ce que Dieu se tait, se cache et abandonne, elle est l’exigence devant Dieu qu’il se révèle pour qui il a dit qu’il était. »

Pour le dire un peu autrement, l’espérance exige l’action de Dieu, parce qu’elle sait que l’être humain seul court au désastre. Et cela, nous le vivons avec une acuité toute particulière ces temps, balloté.es de pandémie en guerre, avec en toile de fond le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse des espèces.

Qu’y a-t-il après une telle prière ? Il y a – peut-être – la confiance retrouvée, l’inspiration pour agir, le courage de recommencer ailleurs, autrement, ce qui vient d’être balayé, l’envie de vivre de nouveau, la force du pardon, le choix de la confiance malgré tout, la vie à nouveau. Cela n’arrive pas tout de suite, cela n’arrive pas automatiquement : un deuil et une naissance prennent du temps. Se relever après une injustice, c’est vivre un deuil – de ce qu’on pensait savoir d’une personne, de ce qu’on pensait vivre, de ce qu’on espérait pour soi, pour les autres et pour le monde – et c’est vivre une naissance – à une vie autre, différente d’avant, différente de ce qu’on rêvait. Et dans ces processus, la prière est une force et une nourriture pour chaque jour. Il y a aussi, c’est notre espérance, l’accomplissement de la promesse : « N’aie pas peur, car je suis avec toi. Je suis ton Dieu. Je te fortifie. Je viens à ton secours. Je te soutiens de ma main droite, la main de la justice. » (Es 41,10)

Amen

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