Psaume 56 : Dieu garde nos errances et nos larmes
Prédication
Quand ma fille est née, quelqu’un m’a offert un « journal de bébé » : un joli livre avec des espaces pour coller des photos, et pour noter plein de choses de la vie du bébé – mensurations, premiers sourires, premier regard adressé, jeux de coucou, mouvements nouveaux, premières dents, premiers mots, toute cette sorte de choses. Avec un tel journal, il m’était proposé un outil pour garder la trace de tous ces instants qui passent si vite – et donc avant cela il m’était proposé de me placer dans une posture d’observation et d’émerveillement devant mon enfant, pour pouvoir ensuite noter ces observations dans le journal.
Pour tout vous dire, je ne l’ai pas utilisé tel quel ce journal, parce que j’ai d’autres manières de faire : mon mari fait des photos, j’écris beaucoup dans mon journal personnel, et j’avais donc d’autres moyens de garder des traces. Mais en découvrant le psaume de ce midi, où l’on nous parle de Dieu comme de cellui qui « compte les pas de ma vie errante », « qui recueille mes larmes » et « qui les inscrit dans son livre », c’est à ce journal que j’ai pensé parce que Dieu y est un parent aimant, attentif, qui observe avec émerveillement et amour son enfant, qui garde en son cœur – ou en son journal – la trace de ce qui lui arrive. Mais au fait, à quoi ça sert de garder trace ? D’abord à ne pas oublier : le Dieu biblique est le Dieu qui se souvient de ce qui compte, à savoir son amour et ses promesses. La mémoire joue un rôle important dans la Bible, qui est elle-même un outil de la mémoire des humains : l’écrit a profondément modifié le rapport à la mémoire de l’humanité, et le psaume utilise ici cette image de l’écrit pour dire à quel point la mémoire de Dieu est fiable.
Garder trace, cela sert aussi à mieux connaître : quand on garde la trace des petites choses du quotidien, on aiguise son attention, et on se met en position d’identifier des schémas récurrents, des petites habitudes, qui nous permettent de mieux comprendre, de mieux prendre soin, de mieux manifester son amour. Ainsi vous savez, par l’observation, que votre enfant a souvent soif la nuit, et vous préparez chaque soir un verre d’eau fraîche sur la table de nuit, manière de l’aimer en acte.
L’observation relève les singularités de nos proches, peu importantes en elles-mêmes, mais qui font que la personne devient unique, qu’elle nous devient chère aussi pour cela : sa manière de se triturer les cheveux pour s’endormir, ou de ranger ses légos toujours de la même manière, ou de prendre son café avec un seul sucre, sans crème, dans la tasse bleue ébréchée, assise à la fenêtre… ce sont toutes ces petites choses qui tissent des liens infimes et solides, précieux et uniques, toutes ces petites manies qui nous manquent tant quand on se sépare. Dire que Dieu garde trace, c’est dire qu’il apprend à nous aimer, et à nous aimer nous, unique, avec nos petites manies attachantes ou irritantes.
Garder trace, cela sert aussi à partager les souvenirs. Quand un parent prend une photo de son enfant tout petit et la colle dans un album avec une légende, il le fait certes pour lui, mais aussi pour l’enfant quand il sera plus grand, pour lui raconter sa propre histoire, dont il ne peut pas se souvenir consciemment. Même arrivés à l’âge des souvenirs conscients, notre mémoire ne se souvient pas de tout – et c’est heureux. Regarder des photos, écouter une musique, retrouver une odeur ou une voix familières nous ramène des souvenirs enfouis. Dire que Dieu garde trace, c’est dire que d’une manière ou d’une autre, notre passé est précieux, qu’il est accessible à quelqu’un qui le regarde avec tendresse et bienveillance. Ce passé n’est pas enfermant, il est une donnée qui est là, et qu’on peut regarder tranquillement, sans peur ni honte, pour continuer à avancer.
Et cela même pour ce qui n’est pas tout rose ni tout glorieux. Ce que le psaume mentionne explicitement comme étant gardé par Dieu, ce sont les pas errants et les larmes. Et les circonstances indiquées par le compilateur des psaumes comme étant celles de la rédaction vont dans ce sens : David est en train de faire semblant d’être fou pour éviter d’être considéré comme dangereux et d’être emprisonné, voire livré à Saül. Rien dont il puisse se vanter ou se souvenir avec plaisir ! Mais il s’émerveille que Dieu voit aussi cela. On a là peut-être une différence avec nos albums de souvenirs et les journaux de bébé : on y insère rarement les moments de crise, de honte, de colère ou de maladie. On comprend bien pourquoi : ce ne sont pas des souvenirs agréables… mais le risque à ne pas vouloir s’en souvenir, c’est d’en faire quelque chose de vaguement tabou et honteux.
Quelle famille n’a pas ses prétendus secrets – avortement, suicide, enfant illégitime – ou ses trahisons tues qui gangrènent les relations et tiennent tout le monde sous une chape de silence et de solitude ? Pourtant tous ces moments font partie de l’expérience humaine, ils nous construisent eux aussi, pour autant qu’ils soient parlés, vécus en relation. Donner comme circonstance à ce psaume un moment un peu ridicule et honteux, un moment aussi d’abandon, de solitude et de trahison, de la vie de David, et mentionner dans le psaume que Dieu garde nos errances et nos larmes, c’est dire que tout cela peut être déposé sans crainte ni honte devant Dieu, qu’il le regarde avec tendresse et délicatesse, et qu’il peut y faire jaillir la vie, la confiance et l’espérance, comme en témoigne le psalmiste : de cette observation aimante qui débouche sur une mémoire pleine d’espérance, naît chez le psalmiste une confiance et une espérance qui le soutiennent précisément là, au cœur de l’épreuve.
Puisque Dieu peut observer, voir et aimer tout ce qu’il y a de moins reluisant et de plus douloureux dans mon histoire, alors je peux vraiment me déposer entre ses mains au cœur même de l’épreuve, lancer vers lui mon cri, avec confiance et espérance. Je suis nourrie par cette image d’un Dieu qui s’intéresse à nous, qui prend soin de nous, qui nous aime ainsi, de telle manière que je puisse dire : « Quand je suis dans la crainte, c’est en toi que je mets ma confiance. Je me confie en Dieu, je ne crains rien. » Non pas qu’il ne m’arrivera rien, mais que quoi qu’il m’arrive, cela nous arrive et le plus précieux sera gardé et chéri.
Amen.