Psaume 80 : la prière comme expérience de la vie éternelle
Prédication
Deux images de Dieu s’affrontent dans ce psaume : d’un côté un Dieu qui protège et qui sauve, de l’autre un Dieu qui abandonne face au malheur – pire, qui livre volontairement au malheur, nourrissant de larmes, faisant une brèche dans la clôture.
Je dis deux images, mais peut-être faut-il dire deux expériences ? Les représentations que nous nous faisons de Dieu nous sont pour une part proposées de l’extérieur, dans les textes bibliques, les prédications ou les œuvres d’art. Elles sont alors le reflet de l’expérience de leurs auteurs et autrices. Elles nous viennent pour une autre part de notre propre expérience de vie et de notre cheminement spirituel.
Ici le psalmiste semble avoir deux expériences presque opposées de Dieu : une expérience d’un Dieu qui est toujours déjà là pour son peuple, qui écoute, qui agit, et une expérience d’un Dieu qui, bien qu’ayant protégé, décide soudain de ne plus le faire ; un Dieu qui, bien qu’ayant écouté, décide soudain de rester sourd aux appels ; un Dieu même qui ne se contente pas d’un retrait passif mais expose activement son peuple au malheur et à la violence.
Je suis touchée par le fait que ce psaume, comme d’autres, ne cherche pas à effacer une expérience au profit de l’autre, à faire taire l’image du Dieu maltraitant pour ne garder que le Dieu bientraitant. Je me sens rejointe par cette tension créée par la présence des deux, côte à côte, parce que cela me rejoint dans mes ambiguïtés et mes ambivalences, dans mes tentations et tentatives de vivre sans Dieu ou de lui demander d’être un autre Dieu que ce qu’il est et dans la confiance inébranlable en un Dieu qui aime, qui fait la justice et la lumière. Je ne crois pas être exceptionnelle en cela...
Quand on affronte le mal, quelle que soit sa forme, il peut nous arriver de nous sentir abandonné.es. Et peut-être ce sentiment est-il d’autant plus fort qu’on a connu auparavant des moments où l’on s’est senti si proche de Dieu, si à l’abri de son amour, qu’on s’est presque rêvé.e inaccessible à la souffrance, au malheur. Faire l’expérience du mal et du malheur est peut-être encore plus douloureux et désespérant quand on a choisi de placer sa confiance dans un Dieu qui prend soin et qui sauve. Et alors on peut se sentir abandonné, trahi, jouet d’un Dieu pervers qui n’aime et ne rassure que pour mieux livrer aux sangliers et autres animaux qui viennent saccager la vigne.
Puissions-nous, comme le psalmiste, garder au moins l’habitude de la foi, l’habitude de nous tourner vers Dieu pour lui en demander compte ! Car malgré l’expérience de l’abandon, le psalmiste crie, il appelle Dieu. Et il ne le fait pas seul ni pour lui seul. Peut-être avez-vous remarqué que tous le psaume est en nous. Le psalmiste sait que d’autres que lui font cette expérience, il sait que d’autres que lui ont besoin d’être restauré.es.
Et cela l’aide à rester conscient d’une autre expérience, fondatrice celle-là : l’expérience d’être aimé, guidé, au bénéfice d’un amour et d’une lumière toujours déjà là. Si le psaume n’efface pas l’expérience de l’abandon – que le Christ lui-même a vécue, murmurant sur la croix « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », – il la contient dans un amour plus vaste que cette expérience. En hébreu, le premier mot du psaume est « rohe », celui qui fait paître, autrement dit le berger. Et le dernier mot est « weniwachea », et nous serons sauvé.es. C’est entre l’affirmation d’un Dieu qui est le bon berger et l’espérance ferme du salut que peut se dire la plainte, la tristesse, la colère, l’incompréhension face à ce malheur qui frappe alors même qu’on se croyait entre des bonnes mains – car quelles meilleures mains que celles de Dieu ?
Le sentiment d’abandon est borné, encadré par ces mots, il est contenu, comme les eaux sont contenues dans le récit de la création. Et alors peut jaillir la vie, comme dans le récit de la création : « fais de nous des êtres vivants et nous crierons ton nom ! » Les deux parties de la phrases sont posées, comme souvent dans la poésie hébraïque, comme équivalentes, synonymes. Pour le dire autrement, la prière est ici présentée comme une expérience de la vie éternelle. Le psalmiste crie à tous les versets le nom du Dieu qu’il appelle, c’est-à-dire qu’il fait précisément l’expérience d’être « fait être vivant », alors même qu’il se sent submergé par les forces de mort.
Que le magnifique refrain de ce psaume « fais-nous revenir à toi ! Fais rayonner ta lumière, et nous serons sauvé.es », nourrisse notre espérance pour chaque jour, et peut-être le moment de silence que nous allons partager maintenant.