Être relevé-e avec Marie de Magdala
Prédication
Je m’appelle Marie. Comme une femme sur quatre dans la région… alors on m’appelle Marie la Magdaléenne, ou Marie de Magdala. C’est la ville dont je viens. Je ne veux pas qu’on me rappelle ma famille d’origine, et puis je ne suis pas mariée, alors je préfère qu’on m’appelle comme ça, ça me va bien. Je suis pleinement moi comme ça, pas besoin de me rattacher à un homme !
Le seul auquel je veux bien qu’on me rattache, c’est Jésus de Nazareth, le Christ. Mais notre lien n’est pas un lien familial ordinaire. Lui, il m’a fait entrer dans la grande famille des enfants de Dieu. D’une certaine manière, je suis sa sœur, ou peut-être un peu sa fille. C’est à la fois simple et compliqué, vous allez voir.
Il y a très longtemps, alors que j’étais jeune fille, j’ai été abîmée. Vraiment très abîmée. Broyée de l’intérieur même. Je vivais envahie par les ténèbres. C’était comme si toute ma joie, tout mon amour, tout mon émerveillement, toute ma fierté, toute ma curiosité, tout mon courage, tout mon désir de vivre, avaient été plié très serré, tassé à l’intérieur d’une minuscule boîte fermée à clé et cachée tout au fond du fond du fond de mon cœur, et la clé jetée on se sait où. Je ne savais même plus que j’avais tout cela à l’intérieur de moi !
Autour de moi, ma famille et les gens du village disaient que j’étais folle, que j’étais possédée par des démons, ou que j’étais malade. La vérité, c’est que je leur faisait peur et que les ténèbres étaient trop sombres, je ne voyais plus qu’elles. Le monde m’apparaissait à travers un brouillard épais, les gens me semblaient flous et leurs voix lointaines. Pendant de longs mois, je suis restée prostrée sur une pierre près du foyer dans la cour, m’alimentant à peine, ne me lavant presque jamais, ne prononçant quasi pas un mot. J’étais seule, même quand d’autres étaient près de moi. Seule avec tout ce noir.
Un jour, Jeanne, une de mes cousines, m’a prise par la main sans rien me dire, et m’a entraînée avec elle. J’avais tellement peu marché depuis si longtemps que mes pas pas étaient hésitants et faibles comme si j’étais une vieille femme. Je ne lui ai rien demandé, c’était au-dessus de mes forces. Je me contentais de la suivre, péniblement. Elle m’a emmenée à Caphernaüm, écouter un rabbi itinérant. Quand nous sommes arrivées à l’entrée de la ville, elle s’est tournée vers moi, pour la première fois, elle m’a regardée dans les yeux et elle m’a dit : « cet homme dit des choses si incroyables et fait des choses si extraordinaires que les gens sont changés quand il s’approchait d’eux. Je voudrais qu’il change ta vie. » Je l’ai suivie, parce que lui dire non m’aurait coûté trop d’énergie, mais je n’attendais qu’une chose : retrouver mon coin près du foyer.
Jeanne s’est faufilée dans la foule pour s’approcher de Jésus. Comme elle me tirait par le bras, je l’ai suivie encore, même si je détestais être là. L’homme que nous étions venues voir s’appelait Jésus. Jésus m’a regardée. Il m’a vue. Vraiment vue je veux dire. Il s’est approché de moi, dont plus personne ne s’approchait en dehors de la famille. ça a été comme si les ténèbres s’éclaircissaient un peu. Si peu que je m’en suis à peine rendu compte. Sept jours de suite, Jeanne m’a emmenée près de Jésus. A chaque fois Jésus m’a regardé, il s’est approché de moi, il m’a parlé.
Il a fallu ces sept jours pour que les ténèbres qui habitaient à l’intérieur de moi soient chassées, pour que je redécouvre le monde sans ce filtre de brouillard, pour que je retrouve les trésors que je portais encore sans le savoir : joie, amour, émerveillement, fierté, curiosité, désir de vivre, et tant d’autres choses !
Moi qui n’avait la volonté de rien à part d’attendre la mort pour que les ténèbres cessent, j’avais soudain un projet très clair, puissant, me tirant du côté de la vie. J’ai décidé de suivre Jésus, pour apprendre de lui cet amour qui transforme les ténèbres en lumière. J’ai tout laissé à Madgala. Je suis devenue une de ses amies les plus proches et les plus fidèles. Et jour après jour, semaine après semaine, j’ai appris, j’ai grandi, je suis devenue plus solide à l’intérieur.
Nous étions plusieurs, hommes et femmes, à le suivre dans tous ses déplacements, à l’aider chacun-e à notre manière. Avec Jeanne, Suzanne et quelques autres nous avions les moyens de financer une partie de la logistique, alors nous l’avons fait. Nous suivions ses enseignements, nous les diffusions auprès des femmes et des enfants, et nous organisions les déplacements, installions le campement dans les lieux où nous séjournions, toutes ces choses invisibles mais tellement indispensables !!
Nous l’avons suivi, jusqu’au bout. Même quand il a été arrêté, même quand il a été mis à mort.
Je n’avais jamais accordé beaucoup d’importance à celles et ceux qui murmuraient contre Jésus, qui disaient qu’il ne respectait pas la Loi, qu’il était un danger pour le vrai culte et pour le peuple, qu’il fallait le faire taire… ou pire. J’avais confiance dans l’amour de Jésus pour chasser leurs ténèbres comme il avait chassé les miennes. Mais il faut croire que certains vivent dans les ténèbres pratiquement impénétrables, même pour lui !
Car c’est arrivé : Jésus a été arrêté, condamné et mis à mort. Un cauchemar ! Avec quelques autres femmes, nous sommes restées au plus proche, au pied de la croix. Les hommes restaient cachés, ils avaient trop peur d’être arrêtés eux aussi. Mais qui arrêterait des femmes ? Les femmes ne sont pas dangereuses n’est-ce pas ? Elles ne risquent pas de reprendre le flambeau du maître, ce ne sont que des femmes ! Qui les écouterait ?
Alors nous étions là : les soldats savaient que nous étions des disciples de Jésus, mais ils nous laissaient tranquilles. J’étais là quand Jésus a été cloué sur la croix. J’étais là quand son dernier souffle s’est échappé de ses lèvres, emportant toute lumière avec lui. J’étais là quand il a été descendu de la croix et porté en hâte dans un tombeau.
A ce moment-là, les ténèbres que j’avais crues chassées pour toujours sont revenues à l’intérieur de moi, et tout autour de moi. Il était mort, et c’est comme si toute la lumière de l’univers avait disparu à la seconde où Jésus avait quitté la vie. Comme si toute la vie s’éloignait, comme si les mots m’échappaient de nouveau, comme si la structure interne qu’il m’avait aidée à reconstruire jour après jour s’était effondrée, pour toujours. Il n’était plus là, et je ne pouvais vivre sans lui.
Jésus est mort une veille de shabbat. Le shabbat, c’est le septième jour de la semaine, le jour du repos. On n’a rien le droit de faire le jour du repos : ni de faire la cuisine, ni de travailler, ni de rire ou de danser, rien. On n’a même pas le droit de faire une cérémonie pour rendre hommage à ceux qui sont morts, pour leur dire au revoir.
Pour Jésus, on n’a eu que le temps de préparer rapidement son corps et de le mettre dans une grotte, devant laquelle on a roulé une pierre énorme pour être sûr que personne n’y entre. Pas le temps de dire vraiment au revoir, de réaliser ce qui venait de se passer.
A nouveau le monde me semblait lointain, gris, sans saveur. Je n’avais rien dit, rien mangé ni bu depuis sa mort. Le lendemain du sabbat, très tôt, mes pieds m’ont conduite vers son tombeau. Mon cœur et mon cerveau n’y étaient pour rien je crois. Juste mon corps qui avait besoin d’être là, au plus proche du sien, même si aucun souffle ne l’animait plus, même si une pierre nous séparerait. J’aurais voulu mourir avec lui, être avec lui dans cette grotte.
Quand je suis arrivée, la pierre n’était plus là ! Je croyais que le pire était déjà arrivé : la mort de celui que j’aimais. Mais voici qu’il y avait maintenant quelque chose de plus terrible : si la pierre avait été roulée, c’est que quelqu’un était entré ! Quelqu’un avait volé le corps de Jésus et je ne pourrais pas m’asseoir et pleurer à ses côtés en attendant ma mort !
Je suis repartie vers la ville. J’avais peur, j’avais besoin d’aide, je voulais avertir les autres. La voix rauque, je leur ai raconté. Quand les hommes ont entendu mon histoire, ils n’en ont pas cru leurs oreilles.
J’avais l’habitude de ne pas être crue, on m’a si longtemps pensé folle ou malade ! Ils ne m’ont pas crue, alors ils sont allés voir. Pierre et Jean ont couru eux aussi vers le tombeau et ils ont vu. Ils ont vu comme moi la pierre roulée, le tombeau vide où ne restait qu’un linge blanc et quelques bandelettes. Ils ont vu que j’avais dit vrai. Pierre et Jean sont rentrés vers Jérusalem à pas lourds.
Moi, je suis restée près de ce tombeau ouvert. Je ne pouvais rien faire d’autre. Je n’avais plus la force, je n’avais plus l’envie, je n’avais plus rien. Plus rien que le noir à nouveau. Cette question, obsédante : où est son corps ? Et des larmes. Tellement de larmes. Des larmes que je ne savais même pas avoir à l’intérieur de moi.
Je pleurais. Je me suis levée pour aller à l’intérieur du tombeau. Là où aurait dû être son ami, là où il n’était plus. Je crois que je voulais me coucher à sa place et ne plus jamais bouger. Je pleurais. Et à travers mes larmes, je vis dans le tombeau deux silhouettes blanches qui demandèrent “Femme, pourquoi pleures-tu ?”
“Où est son corps ?” J’étais trop pleine de larmes et de ténèbres pour dire autre chose, pour reconnaître des anges, pour reconnaître qui que ce soit d’ailleurs. En me retournant, j’ai distingué un autre homme encore, qui lui a dit lui aussi : “Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?” Encore une fois, j’ai demandé : “Où est son corps ? Est-ce toi qui l’as pris ?” Et l’homme a alors dit doucement : “Marie” Et le voile s’est déchiré, et je l’ai reconnu : c’était Jésus ! Les ténèbres se sont écartées, la lumière est revenue, formant un arc-en-ciel dans le rideau de mes larmes et j’ai dit : “Mon maître”
Jésus m’a dit encore, avant de disparaître à mes yeux : “Va trouver mes frères : dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père. Dis-leur aussi qu’avant cela je les retrouverai en Galilée.”
Je suis revenue vers la ville. Le pas léger, dansant presque, de cette rencontre, de cette lumière retrouvée. J’ai raconté aux disciples ce que j’avais vu, ce que Jésus m’avait dit. J’ai transmis la bonne nouvelle qu’il m’avait confiée.
Ils ne m’ont pas crue. Ils ont cru que j’étais folle de nouveau, que la tristesse avait tout broyé à l’intérieur de moi une nouvelle fois. Mais moi je savais que je n’étais pas folle. Je savais que c’était la lumière qui m’habitait maintenant. Je savais que l’amour de Jésus était plus fort que les ténèbres qui avaient failli m’engloutir. Je savais que maintenant je pouvais vivre, même avec ce qui c’était passé. Alors j’ai répété, simplement, calmement, sans m’arrêter à leurs moqueries et leur incrédulité. J’ai redis ce que j’avais vu et entendu, et tant pis s’ils me croyaient folle.
Ça n’a pas duré de toute façon : plus tard Jésus s’est montré aussi aux disciples. Et moi j’ai raconté, partout où je suis allée, cette lumière plus forte que les ténèbres, cet amour plus fort que la mort.