Un père qui se fait mère
Prédication
Jésus de Nazareth vivait avec Dieu une relation filiale, il l’appelait son Père et même, dans une plus grande proximité encore, Papa. Quand Jésus a appris à ses disciples à prier, il les a invité-es à dire « Notre Père », et même dire à sa suite, Papa.
Et la nuance est importante, entre Père et Papa, surtout à l’époque. Père renvoie à la figure publique d’un homme qui doit tenir le rôle qu’on attend d’un père. Et le rôle d’un père, dans la société de l’époque, et encore jusqu’à il n’y a pas si longtemps, c’est celui de chef de famille, dans le sens le plus fort du terme. Il décide qui fera quoi dans la vie parmi ses fils, avec qui telle de ses filles va se marier, qui sa femme peut fréquenter et pour faire quoi, qui entre ou sort de la maison, il fait régner l’ordre, la justice et le respect dans la maisonnée qu’il se doit de protéger de tout danger extérieur. Le père règne sur sa famille comme un roi règne sur ses sujets.
Papa, cela renvoie la relation intime entre un père et son enfant, à l’amour, à la tendresse, à la confiance qui peuvent unir un père et son enfant sans avoir le droit de se montrer publiquement, parce que « ça ne se fait pas », « un homme ne peut pas être tendre ». Cet intimité doit en grande partie rester cachée, parce qu’elle porterait atteinte à la virilité et à l’honneur du père, et donc de toute la famille.
En appelant Dieu Père, et Papa, Jésus convoque donc ces deux dimensions de la parentalité divine pour les humains. La parabole d’aujourd’hui explicite cela et va même au-delà : elle nous montre ce qu’un père qui veut être un papa est prêt à faire et à accepter pour l’amour de ses enfants. Elle met en scène un père qui place l’amour pour ses fils au-dessus de l’honneur et de la justice. Pour le dire autrement, un père qui est prêt à endosser publiquement le rôle d’une mère.
Peut-être d’ailleurs connaissez-vous ce tableau de Rembrandt qui représente le père de la parabole accueillant le fils cadet de retour à la maison ? Le père est représenté debout, face à nous, les deux mains bien visibles posées sur les épaules de son fil agenouillé devant lui. Sa main gauche est bien celle d’un homme, mais sa main droite est celle d’une femme : représentation saisissante de ce double aspect du parent que Dieu veut être pour chacun-e de nous.
Dans la parabole, le père est la figure centrale, tout se rapporte à lui. Mais dès le départ il n’est pas un père comme on l’attend : quand son fils cadet lui demande sa part d’héritage sans attendre sa mort, il la lui donne sans discuter.
C’est déjà pas mal scandaleux : le père cède aux volontés de son fils le plus jeune, volontés qui reviennent à l’humilier publiquement en clamant haut et fort que le fils ne veut plus rien avoir à faire avec son père, qu’il préférerait le voir mort. La volonté du fils revient aussi à ruiner, au moins en partie, son père, contraint de vendre une partie de ses biens pour donner les liquidités que son fils lui réclame. Aux yeux du monde, aux oreilles des auditeurs de Jésus à l’époque, et même aux nôtres après 2000 ans d’écoute de l’Evangile, ce père-là est un mauvais père : il cède aux caprices d’un de ses enfants au mépris du bien de la famille et, se faisant, perd la face. Le peu d’honneur qui lui reste encore, il le perd quand, sa part d’héritage en poche, le fils lui tourne le dos et part le plus loin possible pour faire sa vie.
A ce stade, on imagine les voisins s’éloigner de lui, le sortir de leurs fréquentations, parce que franchement, cet homme qui ne sait pas tenir ses enfants, il vaut mieux le tenir à l’écart des nôtres d’enfants ! On entend aussi les quelques amis qui lui restent lui conseiller de partir dès que possible récupérer son fils ingrat pour le ramener manu militari à la maison afin de mettre un terme à toute cette histoire ridicule.
Mais le père ne fait rien, ne dit rien. Il se laisse humilier et rejeter comme une femme par son fils. Pire, on le comprend dans la suite du texte, il continue d’espérer et de guetter chaque jour le retour de ce fils qu’il ferait bien mieux de considérer comme mort. Si ça se trouve, il pleure même en contemplant l’horizon vide, comme le ferait une mère ! Incompréhensible de la part d’un homme !
Et quand le fils revient, ruiné, épuisé, tombé plus bas que terre, prêt à s’humilier devant son père pour obtenir une place d’ouvrier dans la maison, bien conscient qu’il ne mérite même pas ça vu l’attitude qu’il a eue, le père jette encore une fois sa dignité aux orties.
Il est saisi aux entrailles en le voyant arriver – littéralement son utérus frémit, comme chez une mère qui va accoucher. Au lieu de l’attendre dignement, calmement, sur le pas de la porte comme le maître de maison et le chef de famille qu’il est, il s’élance à la rencontre de son fils – comme une mère le ferait. Il se pend à son cou – comme une mère ou une amoureuse le ferait – en le couvrant de baisers – comme une mère ou une amoureuse le ferait. Il ne le laisse même pas finir son petit discours de confession des péchés si bien préparé. Il ne lui demande rien, aucune explication, aucune excuse. Il ordonne de le rétablir toutes affaires cessantes dans sa dignité d’invité de marque bienvenu – par le vêtement offert et le festin royal préparé en l’honneur de son retour –, de fils – par la remise de l’anneau portant le sceau familial – et d’homme libre – par les chaussures refusées aux esclaves. Et il se réjouit, sincèrement, du retour de ce fils revenu, quelles que soient les raisons pour lesquelles il est revenu.
Aux yeux du monde, aux oreilles des auditeurs de Jésus, ce père-là n’est pas un père adéquat : c’est un père sans autorité, sans respect pour sa propre dignité, injuste.
Et le fils aîné ne se prive pas de le lui reprocher : lui qui a toujours été là, qui a toujours travaillé sérieusement, n’a jamais eu droit à un tel accueil, à une telle fête. Ce n’est pas juste. A quoi ça sert d’avoir été fidèle, respectueux de son père et des usages, si c’est pour être moins bien traité que le traître qui a ruiné et humilié toute la famille ? Selon nos trajectoires de vie et le moment dans lequel nous nous trouvons, nous pouvons nous identifier à l’un ou l’autre des fils… et reprendre à notre compte leur attitude vis-à-vis de leur père qui se comporte si peu comme on l’attend d’un père alors et pas tellement comme on l’attend aujourd’hui.
Car oui Jésus raconte là un aspect dérangeant de Dieu : un Dieu qui laisse l’humain complètement libre. Libre même de le rejeter, de l’humilier, de vivre comme s’il était mort, libre de le critiquer. Un Dieu qui considère l’humain comme son enfant et qui l’aime d’un amour sans condition, profond, immense. Si, chacun à leur manière, les fils rejettent le père – le cadet en le considérant comme mort, l’aîné en le considérant comme un maître exigeant, tous deux ne le regardant au fond que comme un pourvoyeur de biens matériels – le père lui ne cesse jamais de les regarder comme ses enfants. Lui les appelle toujours ses fils, ses enfants. Il peut certes leur assurer le gîte et le couvert, mais il a tellement plus à leur offrir : son amour, la joie partagée, la réconciliation peut-être, s’ils commencent à vivre en enfants bien-aimés plutôt que comme calculateurs froids de leurs droits et de leurs part d’héritage. Si eux s’éloignent géographiquement ou émotionnellement de lui, lui ne cesse de les attendre, de les espérer, de les guetter, et il sort à leur rencontre. Oui drôle de père que Jésus nous dépeint là ! Vraiment étrange pour l’époque, et encore aujourd’hui pour nous ! On s’est parfois interrogé sur l’absence de la mère dans la parabole. Peut-être peut-on l’expliquer simplement par le fait que le père assume les attitudes attendues d’une mère, et que c’est le projet même de la parabole que de nous donner à penser un Dieu qui se fait père matriciant, offrant un amour inconditionnel comme socle à partir duquel bâtir notre vie. Comme le père-tendre-comme-une-mère de la parabole, Dieu se tient là, à nous répéter sans cesse : « je t’aime, d’un amour qui n’a ni commencement ni fin », quels que soient nos égarements, nos rancunes, nos sentiments d’injustice, nos jalousies, nos peurs, nos échecs, nos calculs.
Laisserons-nous cet amour-là changer notre vie ? Ou passerons-nous notre chemin sans écouter ce fin murmure ? Quel que soit votre choix, lui est là, prêt à courir à votre rencontre, à se jeter à votre coup, à vous couvrir de baisers, à vous supplier d’entrer avec lui pour vous joindre à la fête. C’est vertigineux, effrayant presque. C’est le Dieu, père tendre comme une mère, que Jésus est venu manifester dans le monde, jusqu’à en mourir sur la croix. Un Dieu qui croit, espère et aime chacun-e de nous. Et nous, avons-nous foi, espérance et amour pour lui ? La parabole se termine en forme de question : on ne sait pas ce que fera l’aîné, ni comment se comportera le cadet. Notre vie est une perpétuelle question : que ferons-nous de cet amour infini de Dieu pour nous ? Oserons-nous vivre de la radicalité de cet amour ? A oser ce renversement d’être accepté-es là où nous en sommes, tel-les que nous sommes, par un Dieu qui ne cesse jamais de nous aimer, de nous espérer, de nous faire confiance ?