Devenir comme des enfants

Saint-Pierre, Genève

Prédication

J’aime particulièrement ces récits où Jésus s’énerve franchement. D’abord parce qu’ils rappellent très concrètement que Jésus n’est pas doux rêveur un peu lénifiant qui arpente un coin de nos imaginaires, et que vivre l’Evangile est parfois un combat.

Et puis parce que ces moments-là révèlent des points fondamentaux que ce que c’est que de vivre l’Evangile justement. Parce que si Jésus n’est pas un doux rêveur, il n’est pas non plus un type sanguin qui monte les tours pour un rien. Quand la colère de Jésus se manifeste, c’est qu’il y a des raisons, et elle a pour but de remettre l’Evangile au centre.

Alors que se passe-t-il ici qui met Jésus tellement en colère ? Deux choses au moins.

La première c’est que les disciples s’arrogent une place qui n’est pas, et ne sera jamais la leur : ils se mettent à filtrer les accès à Jésus, comme les hommes de main d’un puissant PDG ou d’un riche dirigeant qui doivent écarter les importuns pour préserver la concentration et le calme du grand homme qu’ils servent. Ce n’est pas, ça ne peut pas être, le rôle des disciples, ni hier, ni aujourd’hui. Le rôle des disciples, c’est de suivre Jésus, de l’observer, de l’écouter, et avec lui de choisir la vie, comme ils le font dans le récit de l’Evangile de Jean que nous avons entendu : alors que beaucoup quittent Jésus, ses plus proches restent parce qu’ils discernent dans ce que Jésus manifeste « les Paroles de la vie éternelle ». Ils choisissent la vie, afin de vivre, eux et leur descendance, pour reprendre les mots du Deutéronome. C’est leur job de disciples. Pas de se croire les gardes du corps légitime de Jésus, aptes à filtrer ceux qui sont dignes ou pas de l’approcher.

Et c’est là le deuxième problème, plus fondamental encore que le premier, dans l’attitude des disciples. Non seulement ils prennent une place qui n’est pas la leur, mais en plus il le font sur la base d’un raisonnement qui est absolument contre-évangélique : ils écartent celles et ceux qu’ils jugent indignes de s’approcher de Jésus, pour une raison ou pour une autre, ou en tout cas non prioritaires. Ici ce sont des enfants, ailleurs une femme qui vient oindre Jésus de parfum, ou une femme étrangère trop pressante. Leur présupposé, c’est qu’il y a des gens qui sont dignes et légitimes pour approcher Jésus : ils ont – selon le jugement des disciples – le bon âge, la bonne foi, la bonne morale, le bon portefeuille ou le bon motif, suffisamment urgent et grave, pour lui faire leur demande. Dans le cas présent, les enfants ne remplissent pas ces conditions : soit qu’ils n’aient pas de motif valable – on ne sait pas très bien pourquoi ils sont poussés vers Jésus – soit qu’ils soient indignes de s’approcher du maître – les enfants sont considérés comme religieusement incapables, ils ne peuvent comprendre ni suivre la Loi, donc pas non plus les enseignements de Jésus – soit qu’ils soient même jugés indignes de s’approcher d’adultes occupés à des choses sérieuses – les enfants sont considérés comme quantité négligeable, des humains inachevés.

Ce présupposé d’une dignité nécessaire pour approcher Jésus est faux, c’est cela qui met Jésus en colère : ses disciples n’ont toujours pas compris que tout le monde peut s’approcher du lui, même, et peut-être surtout ceux qu’on n’en juge pas dignes, ou qui ne s’en jugent eux-mêmes pas dignes. Jésus est venu manifester un Dieu qui s’approche des humains sans conditions préalables, qui les aime, qui les relève et les libère. Pas un Dieu qui filtre les entrées… Alors Jésus s’énerve !

Et quand Jésus s’énerve, il ne se contente pas de manifester sa tension intérieure en criant un bon coup pour la faire retomber. Il cherche à faire sentir d’où vient sa colère et à montrer le chemin de la vie. Le voilà donc qui retourne complètement la situation, non seulement en faisant approcher les enfants contre l’avis des disciples, mais encore en les plaçant au centre et en en faisant des modèles pour entrer dans le royaume.

Jésus montre en acte que, non, vraiment, il n’a rien de plus « important » ou de plus « sérieux » à faire que d’accueillir ces enfants. C’est précisément cela son ministère : regarder celles et ceux que personne ne regarde et qu’on chasse d’un revers de la main et d’un mot rempli de mépris, aimer celles et ceux que personne n’aime, dire du bien – en termes techniques : bénir – celles et ceux dont tout le monde dit du mal.

Jésus fait voir, vivre et sentir qu’il n’y a pas à être digne, à être méritant, pour s’approcher de Dieu, que son amour est déjà là, qu’il précède tout mérite de notre part. Et il entend vivre son ministère ce jour-là comme chaque jour, auprès de ces enfants comme auprès de chaque personne.

Et il va au-delà : il prononce des mots un peu étonnants, ayant donné lieu à bien des interprétations différentes – comme beaucoup des paroles de Jésus ! – : « celui ou celle qui ne reçoit pas le règne de Dieu comme un enfant ne pourra pas y entrer. »

On peut comprendre ça comme : « celui ou celle qui ne reçoit pas le règne de Dieu comme un enfant le reçoit, ne pourra pas y entrer ». Et on cherche alors comment un enfant pourrait recevoir ce règne, qui le distinguerait d’un adulte : une certaine innocence, une curiosité, une candeur, une naïveté qui ne cherche pas à comprendre. On a donné bien des réponses, variables au fil des époques, en fonction des images qu’on se faisait des enfants. A l’époque de Jésus, les enfants sont surtout des pas-grand-chose, des humains inachevés et, dans le domaine religieux, des incapables. Recevoir le règne de Dieu comme un enfant, c’est donc surtout le recevoir en sachant qu’on ne le mérite pas : rien de ce qu’on a pu faire peut mériter un tel cadeau. Recevoir le règne de Dieu comme un enfant, c’est le recevoir sans autre raison que l’amour et la grâce de celui qui l’offre. Les adultes eux, pensent parfois qu’ils savent, qu’ils ont compris, qu’ils ont mérité, ou pas, quelque chose – comme les disciples qui pensent pouvoir dire qui peut ou pas s’approcher de Jésus. Mais en fait, leur dit Jésus, face à Dieu, vous êtes comme des enfants : vous ne savez pas, et vous ne méritez pas. Devant Dieu, l’adulte n’a pas plus de « valeur » ni de « mérite » que l’enfant. L’un et l’autre sont aimés. Point. L’un et l’autre sont accueillis par Jésus, aimés, bénis et relevés. Le mystère de cet amour inconditionnel s’impose à l’adulte comme à l’enfant.

A l’époque de Jésus comme à la nôtre, un enfant c’est aussi un être dont la dépendance est particulièrement visible. Un enfant ne peut survivre seul, tout lui vient des soins des adultes qui l’entourent. Recevoir le royaume de Dieu comme un enfant pourrait le recevoir, c’est donc se reconnaître dépendant, c’est reconnaître ses limites, c’est savoir qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas, comme ces enfants poussés d’un côté puis de l’autre sans tout saisir de ce qui joue là. Si l’on se croit, d’une manière ou d’une autre, suffisant, self-made-human, quelle place y aurait-il pour le règne de Dieu dans notre vie ?

« celui ou celle qui ne reçoit pas le règne de Dieu comme un enfant ne pourra pas y entrer. » On oublie parfois qu’un autre sens est possible à cette phrase : « celui ou celle qui ne reçoit pas le règne de Dieu comme on reçoit un enfant ne pourra pas y entrer ». Et comment reçoit-on un enfant ? A l’époque de Jésus, quand il grandit on le met à l’écart et on le tient pour peu de chose. Mais quand il arrive, il est considéré comme un don de Dieu. Jésus montre l’exemple de la manière de recevoir les enfants de tous les âges : les bras ouverts, dans la joie et la reconnaissance, prêt/e à se laisser déplacer, le regard aimant, avec une parole de bénédiction. De la même manière donc qu’il reçoit toute personne !

Le règne de Dieu n’est pas une réalité abstraire ou conceptuelle, il est comme une personne, il est une personne. Et il est là, tout proche, il attend d’être accueilli, il attend la rencontre. Alexandra et Romain, vous savez, comme tous les parents ici, comme la rencontre avec votre enfant vous a transformés. Le royaume de Dieu est à accueillir comme des parents accueillent un enfant longtemps attendu et désiré, avec crainte et émerveillement, avec amour et respect. Le royaume de Dieu ne s’est-il d’ailleurs pas approché dans un enfant fragile né dans une étable ?

Dernier paradoxe de la formulation de Jésus : accueillir c’est d’habitude faire entrer chez soi plutôt qu’entrer quelque part, mais ici il semble qu’accueillir le royaume comme on accueille une personne, ce soit y entrer comme on entre quelque part. On ne comprend pas tout, et c’est voulu ! Jésus, avec cette formulation qui nous emmène ailleurs, nous empêche de saisir le règne de Dieu pour l’enfermer complètement dans une compréhension bien définie, bien carrée, comme il a toujours refusé d’entrer dans les cases auxquelles on a voulu l’assigner, comme il a échappé même à la croix, même au tombeau. Le règne de Dieu est là, à portée de main, mais pas sous la main. Il est puissance agissante, mais hors de notre contrôle. Il est un cadeau gratuit, en vue de la vie, mais échappe à notre logique donnant-donnant. Il suscite l’émerveillement et le questionnement. Il appelle la confiance et il bouscule. Comme un enfant.

Accueillir le règne, y entrer, c’est se mettre en route pour devenir des enfants du Père, comme le font les disciples, comme l’ont fait tant d’autres avant nous, comme tant d’autres le feront après nous. C’est apprendre à dire : à qui d’autre irions-nous ? Qui d’autre accueillerions-nous ? Et ne pas trop espérer une réponse univoque et bien cadrée !

Amen

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