De 'moins-que-rien' à 'enfant bien-aimé.e'

Saint-Pierre, Genève

Prédication

« Toi tu as le diable au corps, ma petite, ça va te causer des problèmes ! »

« Tu es vraiment un bon-à-rien ! »

« Ne t’approche pas, ce n’est pas pour toi, il faut être pur/qualifié/meilleur que toi pour s’approcher de Dieu »

« Tu es possédé ou quoi ? »

« Madame, je dois vous demander de sortir, vous n’avez rien à faire ici ! »

« Dieu a autre chose à faire que de s’occuper de tes petits soucis franchement, quel égoïste tu fais ! »

« Comment Dieu pourrait-il t’aimer, tes ancêtres ont tué son Fils / ses missionnaires ? »

« Ce n’est pas ce que Dieu attend de toi, tu peux faire mieux, tu gâches tes talents »

« Tu crois vraiment que Dieu pourrait t’aimer, noire comme tu es ? Ce n’est pas pour rien qu’on dit que le noir est la couleur du diable. »

« Si tu es malade / harcelée / discriminé, c’est que Dieu met ta force à l’épreuve, ce qui ne tue pas rend plus fort. » ou bien « c’est que tu l’as mérité, tu as toujours fait n’importe quoi, ne respectant aucune règle, même pas la morale naturelle ».

Je n’invente rien, toutes ces phrases ont vraiment été dites, à des hommes et des femmes de tous les âges, hier ou aujourd’hui. Je les ai entendues certaines dans les parcs, dans la rue, en entretien pastoral, dans des films parfois. Vous aussi vous les avez entendues. Peut-être même vous les a-t-on dites. Ou vous les êtes-vous dites à vous-même : « franchement il y a des situations pire que la mienne, je ne vais pas me plaindre », « si Dieu m’aimait vraiment, il m’aurait faite homme / il m’aurait fait blanc / il m’aurait faite hétérosexuelle / il m’aurait fait riche ». Parfois on ose à peine se les formuler, mais elles sont bien là, faisant leur travail de sape en arrière-plan : « comment Dieu pourrait-il aimer quelqu’un qui est si lâche / qui prend tant de plaisir à lézarder au soleil au lieu de travailler / qui a fait des choses si honteuses / qui souhaite ardemment le malheur des autres ? »

On en a dites certaines, ou de similaires, à la femme comme à la jeune fille de notre récit : « tu es impure, ne t’approche pas de moi », « tu deviens une femme, tu seras impure plusieurs jours par mois, tu seras toujours soumise à l’autorité d’un homme ». On les a dites aussi au père de la jeune fille « pourquoi fatigues-tu le maître ? Ton souci pour ta fille n’est pas important, il est même déplacé puisqu’elle est morte à présent. ».

Quels dégâts font ces petites phrases !

Elles nous coupent de tout : de nous-mêmes, des autres, et de Dieu. Elles privent de tout soutien, nourrissant seulement la honte et la haine. Elles nous replient sur nous-mêmes, ce qui est l’une des images du péché donné par Martin Luther : le péché, ce n’est pas telle ou telle action, parole ou attitude jugée mauvaise moralement, mais tout simplement le fait d’être « incurvatus in se », c’est-à-dire replié sur soi – ça fait toujours plus chic en latin.

Dans le monde où vivait Jésus de Nazareth, une femme perdant du sang de manière quasi continue non seulement s’épuise, souffre dans son corps, mais en plus est considérée comme impure en permanence, donc mise à l’écart de la communauté et interdite de s’approcher de Dieu. Dans ce monde aussi, une petite fille qui a ses premières règles devient de fait impure très régulièrement, et est jugée prête à passer sous l’autorité d’un mari et à enfanter. Toutes deux sont des femmes, des moins-que-les-hommes, tant aux yeux de leur famille, de leur communauté que – pense-t-on – de Dieu.

Dans ces conditions, comment trouver une porte de sortie ? Chacune fait selon ses moyens, ses possibilités.

La femme cherche activement à guérir ses pertes de sang. Elle cherche une aide médico-spirituelle pendant des années. Toutes ses économies y passent. Et puis elle se tourne vers celui qui manifeste un autre Dieu que celui dont on lui a parlé et qui la rejette, un autre que celui auquel elle a cru et croit encore au moins un peu. Mais, dans cette ambivalence, elle choisit de faire confiance que Dieu n’est pas ce Dieu qui la tient loin de lui et ne veut pas l’aider à s’approcher. Elle veut croire « Si je touche seulement son vêtement, je serai sauvée. » Mais elle n’ose pas, pas encore, pas tout à fait. Parce que l’effet de toutes ces petites phrases s’est imprégné en elle : elle se croit vraiment impure, elle croit vraiment qu’elle ne peut pas être regardée par Dieu, elle croit vraiment qu’elle n’a pas le droit de s’approcher. Elle n’ose pas croire que Dieu soit autre. Elle n’ose pas s’approcher ouvertement, telle qu’elle est. Mais en même temps elle veut croire quand même ! Alors elle s’approche par derrière, et elle touche le vêtement de Jésus. Et elle est guérie. Guérie mais pas sauvée. Elle espérait être sauvée, elle est guérie. Quelle différence me direz-vous ? La guérison est plus limitée que la salut, elle est plus directement attachée à la dimension corporelle. Au moment où elle touche le vêtement de Jésus, la perte de sang s’arrête. Mais ce n’est qu’un aspect du problème. Elle n’est pas encore rétablie dans la société comme femme pleine et entière, qu’on peut approcher, fréquenter, respecter. Elle n’est pas encore rétablie à ses propres yeux, elle n’est pas intimement assurée qu’elle est aimée, avec ou sans perte de sang. Elle n’est pas sauvée. Jésus en demandant qui l’a touché, en l’invitant à enfin sortir de sa posture honteuse, cachée, pour se tenir debout devant la foule, lance cette dimension de salut. Et quand la femme ose, rendue plus confiante par sa guérison et par l’absence de colère de Jésus, il peut lui dire : « Ta foi – si petite soit-elle, si mêlée de crainte et de méfiance envers moi et/ou envers les autres soit-elle – cette foi-là, cette confiance-là, telle qu’elle est, t’a sauvée. Elle t’a relevée, et j’en prends acte, je rend cela visible aux yeux de tous et de toutes. » Et la manière dont Jésus prend acte de ce salut et invite toutes les personnes présente à faire de même, c’est de s’adresser à celle-qui-n’a-pas-de-nom, celle qui ne peut être désignée que comme femme-de-Machin ou fille-de-Truc en l’appelant « tugater » : fille de. Fille de sans précision de qui. Pudeur pour dire qu’elle est fille de celui qui est Père par excellence. Cette femme-là, qui se tient debout, tremblante, au milieu de la foule, celle qu’on regardait et qui se regardait comme une moins que rien il y a quelques instants encore, la voilà nommé du plus beau nom qui soit : fille. Sous-entendu : fille de Dieu. Comme Saraï – ma princesse – devient Sarah – princesse : une libération, actée et enregistrée dans un nom nouveau. Saraï ma princesse stérile devient Sarah princesse qui donne la vie. La femme-qu’on-ne-nommait pas et qui se cachait devient fille de Dieu, debout au milieu de la foule. Elle l’était en fait déjà quand personne ne le voyait : se tenir debout et être nommée tugater marque une étape et le rend visible à ses propres yeux et aux yeux des autres. Elle est sauvée, sa guérison est entamée, elle doit encore se poursuivre, pour qu’elle puisse vivre ce à quoi elle était appelée par son Père céleste.

La jeune fille, elle, avait renoncé. Au seuil de l’âge adulte, elle s’était mise à dépérir, laissant la vie la quitter plutôt que d’entrer dans la demi-vie qui lui était promise. Elle est dans la maison, dans la chambre, la place réservée aux femmes, et elle s’enferme même en elle-même. Elle ne voit pas de sortie et ne cherche pas d’aide, du moins le récit ne nous en parle pas. Celui qui cherche de l’aide, c’est son père. Lui ne se résigne pas, lui ne renonce pas à voir sa fille grandir, s’épanouir. Il sort et vient à la rencontre celui qui, peut-être, incarne un Dieu tout-autre que celui auquel il a voué sa vie en tant que chef de synagogue. Un Dieu qui regarde aussi une petite fille et s’en préoccupe, un Dieu qui regarde un père inquiet et s’en soucie. Lui aussi, comme la femme, est ambivalent : il veut y croire, mais il a besoin de contrôler. Il dit à Jésus comment il doit faire. Si la femme arrive par derrière, sans oser se montrer, lui arrive de face avec des exigences plein la bouche. Deux masques pour une même angoisse, un même élan de vie et une même espérance. Jésus entend ce que nous cachons derrière nos masques, et heureusement !

Il entend l’amour du père, et il répond. Pourtant il prend le temps, en route, de s’arrêter pour la femme qui en a tant besoin elle aussi. Une femme que Jaïrus n’aurait sans doute pas laissée entrer dans « sa » synagogue puisqu’elle était impure. Sur le chemin avec Jésus, Jaïrus est donc invité à continuer de convertir son regard sur Dieu. Et quand arrive la parole de Jésus : « fais seulement confiance », c’est devenu possible, parce qu’en plus de l’espérance qui l’avait jeté aux pieds de Jésus, il a vu Jésus parle à une moins-que-rien comme à une égale. Il l’a vu la remettre à sa place d’être humain, enfant de Dieu. Ayant vu, Jaïrus fait confiance, il suit Jésus jusque chez lui, il entre dans la chambre avec lui, il le regarde non pas imposer les mains comme il le lui avait ordonné, mais tendre la main à sa fille.

Quelle différence entre imposer les mains, ou tenir les mains ? Celle qu’il y a entre un geste venu d’en haut et un geste qui se tient à côté. A cette jeune fille en devenir, appelée dans sa société et son époque à être toujours sous l’autorité d’un autre, Jésus donne la main : il se tient non pas au-dessus d’elle mais à côté d’elle. Jésus refuse de se mettre au-dessus d’elle. Jésus la regarde comme une vis-à-vis, comme une égale. Et la jeune fille se lève, parce qu’une autre voie que la soumission ou la mort est possible. La fille de Jaïrus non plus n’a pas de nom dans l’histoire. Et pourtant elle en change : Jaïrus la nomme « ma petite fille » dans sa demande à Jésus. Les serviteurs parlent à Jaïrus de sa fille. Jésus, lui, parle de l’enfant, sans possessif, et s’adresse à elle en la nommant « jeune fille ». Comme pour Saraï-Sarah, le possessif disparaît : cette jeune fille n’appartient à personne, elle se lève comme une individue à part entière, aux côtés de Jésus. Elle est sauvée : libérée de la présence oppressante de celles et ceux qui l’ont déjà enfermée dans une case bien déterminée, qui ont déjà tracé son chemin jusqu’à sa mort, elle se tient debout et elle pose ses propres pas. Et comme pour la femme, il s’agit là d’une étape. Fondamentale certes. Mais pas un point d’arrivée : il y aura d’autres pas, d’autres levers. Et pour cela il faut encore prendre des forces : Jésus ordonne qu’on nourrisse cette jeune fille, afin qu’elle puisse poursuivre sa route.

Et Jaïrus ? Lui est nommé, et son nom ne change pas. Peut-être parce que son nom est déjà un nom de salut : ‘celui qui Dieu éclaire’ ou ‘Dieu est lumière’. Il lui fallait simplement apprendre à vivre de cette lumière, à se laisser véritablement éclairer par elle, afin de la laisser passer et toucher d’autres à travers lui.

La femme, la jeune fille, Jaïrus, comme le psalmiste que nous avons entendu au début du culte, tous ont cru que l’Eternell s’était détourné. En Jésus, ils et elles font l’expérience d’un Dieu qui les regarde, d’un Dieu qui veut leur bien, d’un Dieu qui les relève et leur redonne une place d’être humain devant lui et devant les autres. Femmes à l’époque et aujourd’hui, hommes en peine, minorités sexuelles, personnes racisées, pauvres d’hier et d’aujourd’hui : tant d’être humains qu’on regarde comme moins que rien, et qu’on dit désaimés de Dieu… En Christ une bonne nouvelle est annoncée : toutes ces personnes sont aimées, respectées, relevées par Dieu. Et cette bonne nouvelle concerne tout le monde : nous avons des parts de nous que nous croyons désaimées de Dieu, que nous cherchons à lui cacher, comme la femme qui s’approche en cachette.

En Jésus, nous pouvons nous laisser regarder par Dieu, apprendre à nous regarder et à regarder les autres avec son regard d’amour et de justice.

Amen

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