Qu'est-ce que l'accomplissement des Ecritures ?
Prédication
Une mêlée de corps indistincts dans la nuit. Voilà ce qui nous est donné à percevoir dans ce récit de l’arrestation de Jésus. Il fait nuit depuis longtemps, on ne distingue plus vraiment les visages. Amis et ennemis se ressemblent, voire passent de l’un à l’autre côté. On ne sait plus qui est qui, ni sur qui compter, ni sur qui on on met la main. En dehors de Judas et Jésus tous les autres personnages sont flous et ne sait pas toujours très bien qui fait quoi, qui lève l’épée contre qui, qui attrape qui. Dans cette nuit au jardin de Gethsémani, c’est comme si on repassait le film de la création à l’envers, comme si la vie et la lumière disparaissaient pour laisser place au chaos informe et vide, avant que la parole divine ne surgisse pour permettre la vie. Ou pire, c’est comme si on distordait le scénario du film pour en faire une dystopie : un monde dans lequel le serpent aurait si bien réussit à tordre la Parole divine qu’il régnerait désormais en maître dans le jardin, suscitant violence et chaos à plaisir. Indifférenciation chaotique des corps mêlés dans la nuit.
Deux choses surnagent dans ce chaos : le baiser donné par Judas pour identifier Jésus et la parole de Jésus. Le premier réalise l’indifférenciation, la seconde apporte clarté et distinction.
Dans l’obscurité, Judas sait reconnaître celui qu’il a suivi et que maintenant il trahit, pour des motifs qui nous resteront à jamais obscurs. Il choisit de signaler Jésus à ceux qui viennent l’arrêter par un baiser. Ce baiser est loin d’être un geste anodin : Judas aurait pu se contenter de désigner Jésus, de le pointer du doigt, de lui donner un objet convenu, ou même de poser la main sur son épaule. Un baiser peut avoir plusieurs significations, dans l’Antiquité comme aujourd’hui : respect, affection, paix, réconciliation, transmission du maître à un disciple, amour érotique. Mais à aucun moment un baiser n’est signe de trahison. En choisissant le baiser pour désigner Jésus, Judas tort la signification intime, positive d’un geste qui engage deux corps dans un rapprochement qui suppose la confiance. Judas embrasse Jésus, cet homme qui lui ressemble tant, qui lui ressemble trop peut-être, décevant ainsi ses attentes messianiques. Il embrasse cet homme dont le corps est si semblable au sien, aussi dans sa fragilité, sa vulnérabilité dans sa mortalité. Il embrasse cet homme qui pourtant n’a cessé d’échapper à tout ceux qui ont voulu lui mettre la main dessus. Embrasser quelqu’un, peut-être plus encore dans la nuit, c’est se rapprocher au point de ne sembler plus former qu’un seul corps. Judas voudrait-il se fondre en Jésus ?
Dans le chaos et les ténèbres, une voix s’élève, comme dans la Genèse, pour mettre de la clarté, de la distinction là où tout semble pousser vers le retour à l’indifférenciation. La Parole qui se dit là n’ordonne pas au sens de donner des ordres, elle ordonne au sens de remettre de l’ordre dans ce qui semble ne plus en avoir. Dans la confusion de la nuit, la Parole s’élève pour dire qui est là et qui fait quoi, pour pointer les incohérences et les petites et grandes lâchetés. Cette Parole-là écarte les corps qui s’étaient mêlés : tous s’enfuient, s’écartent de Jésus. Tous ? Disciples et soldats ? Mais alors qui arrêtera Jésus ? Dans la nuit tous s’écartent en tout cas de Jésus. Comme dans le commencement de la Genèse, la Parole s’élève au-dessus du chaos pour annoncer le salut, la vie possible : « c’est pour que les Écritures s’accomplissent ». L’accomplissement des Écritures, ce n’est pas la réalisation d’une suite précise d’événements prévus de toute éternité. C’est la réalisation de la promesse contenue dans les Écritures : celle d’un amour plus fort que la mort, un amour qui échappe à toute tentative de mainmise, un amour toujours libre, malgré toutes les tentatives d’emprisonnement, un amour qui, mis à mort, ne cherche pas la vengeance ou la punition, mais la vie plus forte que la mort, un amour qui, semblant disparaître sur la croix, reparaît au matin de Pâques. La Parole qui s’élève dans la nuit ne se venge pas, elle ne répond pas au mal par le mal. Elle constate, et elle cherche une autre voie.
La voie de l’amour. Un amour figuré, peut-être, dans ce récit qui précède la mort de Jésus, par l’étrange figure du jeune homme au corps enveloppé d’un drap ou plus exactement dans le grec, d’un linceul. En principe le corps qu’on enveloppe dans un linceul, c’est un corps devenu cadavre, un corps qui n’est plus qu’un amas d’atomes, un corps manipulable. Mais le jeune homme ici est bien vivant ! Comme ce Jésus dont la liberté dérange tellement qu’il faut l’arrêter, le domestiquer ou le faire mourir… mais qui vaincra la mort ! Le jeune homme au moment où l’on met la main sur lui, se dégage des mains et du drap-linceul et s’échappe, nu, comme l’humain du jardin d’Eden, comme Jésus libéré de tous les vêtements qu’on a voulu lui faire endosser : le fils du charpentier, le rabbi, le guérisseur, le chef de révolte, etc. et revêtu simplement de celui de Fils du Père. Ce jeune homme nu si intrigant pourrait bien être un moyen narratif pour montrer en filigrane ce qui se joue dans l’arrestation de Jésus. Au moment même où Jésus laisse les gardes mettre la main sur lui, la machine de mort est mise en branle et à vues humaines tout est fini. Mais à la lumière de Pâques, on peut distinguer dans la même scène qui semble toute de désespérance, la résurrection à venir, Celui qui, se dégageant de nos tentatives d’emprisonnement et de tous les linceuls dont nous cherchons plus ou moins consciemment à l’envelopper, s’échappe et reste vivant. À la lumière de Pâques, on peut discerner dans la nuit de Gethsémani l’impossibilité de mettre la main sur Celui qui est, qui était et qui vient, celui qui est le chemin, la vérité et la vie.
Amen