C’est pas moi, c’est lui / c’est elle !

Prédication

Ce récit a souvent, au fil des siècles, servi d’explication à l’origine du mal. Selon ces lectures, le mal s’est introduit dans le monde suite à la désobéissance d’Adam et Eve, désobéissance qui a entraîné tout un tas de conséquences néfastes dont toute l’humanité porte le poids : risques de la grossesse, souffrance du travail de la terre et mortalité. De nombreux auteurs ont même affiné encore cette analyse, faisant porter le plus grand poids de la faute à Eve, qui la première a mangé le fruit de l’arbre défendu, et l’a fait goûter ensuite à Adam, l’entraînant ainsi dans sa désobéissance. Tertullien va jusqu’à dire que « la femme est la porte de l’enfer ». Cette lecture a eu des conséquences encore perceptibles sur la place des femmes dans nos sociétés et nos églises. Aux siècles passés, on voyait Adam et Eve comme le couple fondateur de l’humanité. Aujourd’hui, on lit ce récit comme un mythe qui nous parle de la nature humaine. Dans les deux cas, la faute commise concerne toute l’humanité que ce soit parce que nous sommes tous descendant.es d’Adam et Eve comme on le disait jusqu’au 19e siècle, ou que ce soit parce que nous sommes tous un peu Adam et Eve comme on le dit maintenant. Dans les deux cas, c’est à cause d’eux que nous sommes mortels, soumis à la souffrance, faillibles, toujours déjà coupables.

Si Adam et Eve ne sont pratiquement jamais cités hors de ce récit, on trouve dans un certain nombre de textes bibliques cette notion d’un péché partagé par toute l’humanité. Pour paraphraser Paul, en Adam, toute l’humanité est pécheresse, toute l’humanité a besoin d’être sauvée. Et si Paul pose une telle affirmation, c’est qu’elle découle pour lui de l’universalité du salut offert en Christ : si le Christ est le sauveur de toute l’humanité, c’est bien que toute l’humanité a besoin d’être sauvée.

Mais le récit de Gn 2 et 3 ne se réduit pas à dire que le péché concerne tout être humain. Il ne cherche pas d’abord à répondre à la question de l’origine d’un mal qu’on pourrait dire ontologique mais d’abord à donner une explication à la dureté de la condition humaine : trouver de la nourriture est difficile, donner la vie est dangereux, et chaque vie se termine par la mort. Hier comme aujourd’hui, ces réalités colorent l’expérience de tout être humain.

Pour expliquer cette condition, le récit propose une histoire. Comme toute histoire, elle ouvre des horizons de sens et de réflexion plus qu’elle ne donne de réponses. En effet, si on regarde ce récit de près, il est bien difficile de trouver un coupable unique du mal, un responsable de la dureté de la condition humaine. La liberté laissée aux humains ? Un défaut de surveillance de la part de Dieu ? Une faille dans la conception de l’être humain ? Le serpent ? Dieu qui a créé le serpent comme les autres animaux ? Aucune réponse n’est satisfaisante. Car est-ce vraiment leur liberté que les humains ont exercé ? N’est-ce pas un peu facile de répondre qu’on est constitué comme ça et qu’on ne pouvait pas faire autrement, cela ne balaye-t-il pas un peu vite la notion de responsabilité ? Le serpent, qui n’a pas été destinataire d’une parole divine expliquant les règles, pouvait-il faire autrement que déformer la parole divine ? Dieu ne cherche-t-il pas tout au long du récit la meilleure voie, dans une sorte de création continuée ?

Oui, le récit brouille les cartes et empêche toute réponse facile. Mais quelques points semblent stables :

D’abord que le mal est toujours déjà là, qu’il fait effectivement partie de toute expérience humaine. Mal subi, mal commis ; le mal fait intimement partie de nos vies. Il n’y a pas d’un côté des vies entièrement épargnées par le mal et de l’autre des vies entachées par le mal, des vies pures et des vies impures. Cela nous rend solidaire les un.es des autres. Chaque vie humaine connaît l’expérience du mal. Aucune ne commence le mal. Le serpent est déjà là… Cela nous dit aussi que le mal ne se limite pas à une faute à expier ou à corriger. Il dépasse largement cela !

Deuxième point, le mal et le malheur sont liés, et ils ont, d’une manière ou d’une autre, à faire avec Dieu. C’est en référence à la parole divine, même déformée dans la bouche du serpent, que le mal surgit. Et c’est en présence de l’Eternel Dieu qu’il prend toute sa dimension : à l’approche de l’Eternel Dieu, l’homme et la femme prennent conscience d’une profondeur à leur acte qu’ils n’avaient pas soupçonnée jusque là. Ils avaient d’abord pensé que quelques feuilles de figuier – je rappelle que le figuier est un symbole de la parole divine – suffiraient à masquer pour d’autres yeux que les leurs ce qui s’est passé, voire à le leur faire oublier à eux-mêmes. La voix de Dieu dans le jardin leur révèle au contraire que cela sera toujours insuffisant. Et que même se cacher ne suffira pas. Au contact de Dieu, le mal prend encore une autre profondeur du fait de la question : pourquoi la présence de Dieu n’empêche-t-elle pas le mal ?

Mais le récit nous dit encore autre chose, de plus fondamental encore : que contrairement aux apparences, à la racine de la condition humaine parfois douloureuse – la question de base de notre récit – il y a non pas une faute pour laquelle nous serions puni.es de génération en génération, non pas une conséquence d’un mal premier contre lequel rien ne serait possible, mais un amour qui précède tout cela, un amour qui a souhaité le bien, le bon pour l’être humain et qui œuvre à cela. C’est de cet amour dont nous faisons mémoire pour le passé, le présent et l’avenir dans la louange. Ce même amour continue à lutter contre le mal, où qu’il soit, quelle que soit sa manifestation. Si l’Eternel Dieu intervient, ce n’est pas pour punir des coupables, c’est pour poser une limite à ce mal qui se répand. Dieu ne cherche pas la vengeance, il cherche ce qui va permettre la vie. Il pose une limite qui tient compte de ce qui a eu lieu, et qui ouvre un nouveau chemin de vie, autre, différent du plan initial : une vie ailleurs, autrement, avec un vêtement de peau qui préserve l’altérité et pose une limite à la tentation de fusion avec l’autre humain ou avec Dieu ou avec le monde. Une vie ailleurs dans laquelle Dieu ne sera pas absent et continuera de se préoccuper de l’humain, comme il s’en est toujours déjà préoccupé.

En fait, non seulement le récit de Gn 2 et 3 ne donne pas de réponse à la question de l’origine du mal, mais il critique radicalement la recherche d’une réponse : c’est précisément d’avoir voulu connaître le bien et le mal, d’avoir voulu acquérir une connaissance illusoire sur le mal et peut-être sur son origine, qui conduit à une situation délicate et bien loin du projet initial de cultiver le jardin confié par Dieu. Prétendre savoir ce qui est bien ou mal, d’où vient le bien et d’où vient le mal, c’est séduisant parce que cela semble nous proposer une sécurité face à un mal flottant, menaçant de faire irruption n’importe où n’importe quand, sans qu’on lui trouve un sens. Mais c’est se placer comme référence du monde qui nous entoure, à la place de Dieu, et donc couper toute possibilité de relation avec l’autre, avec le monde et avec Dieu. Et cela ne protège malheureusement pas du mal ni du malheur… on pourrait presque dire « bien au contraire ».

S’il n’y a pas de réponse souhaitable à la question de l’origine du mal, le récit de Gn 2 et 3 propose par contre de chercher comment faire avec la présence du mal et propose comme voie la restauration de la confiance. Le serpent, pour une raison inconnue, semble se méfier des intentions de Dieu, et transmet sa méfiance à la femme d’abord, et à travers elle à l’homme. Dans les questions qu’il pose, l’Eternel Dieu ne cherche pas un coupable à punir, il cherche à comprendre d’où vient la perte de confiance. Puis il semble renoncer même à cela, abandonnant les questions et l’enquête pour se tourner vers ce qui vient maintenant : vivre avec ce qui s’est passé. « le mal, disait Ricoeur, c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer ». Il replace chaque être à sa place : le serpent parmi les animaux et non en égal des êtres humains, les humains comme créatures interdépendantes et non comme égales de Dieu. Il dépouille le serpent de ses moyens de déplacement, il invite la femme à le combattre vigoureusement, avec la promesse que son combat portera du fruit, tout comme celui de l’homme.

Dieu combat le mal, contient ses conséquences, et nous invite à faire de même. Dieu invite l’homme et la femme de Gn 2 et 3, il invite chacun et chacune de nous à renoncer à chercher l’origine, à renoncer à se cacher derrière des réponses toutes faites – les feuilles du figuier – ou les « c’est pas moi c’est lui/c’est elle ». Il nous invite à assumer la présence du mal, notre responsabilité, et à retrousser nos manches, à lutter à notre mesure, dans la confiance que lui mène toujours déjà ce combat. La confiance n’est pas la solution au mal. Pour reprendre les mots du professeur Hans-Christoph Askani, « Même si la foi [la confiance] ne connaît aucune solution au mal, pour elle le mal n’a ni le premier mot – le premier mot est le bon de la création – ni le dernier mot. En ce qui concerne le mal, il n’y a pas de dernier mot. - Sauf si Dieu en avait un. La foi – en laissant le dernier mot à Dieu – espère qu’un jour ce mot soit dit. »

Amen

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