Prédication
Il y a des jours où franchement on se demande ce que cherche Jésus : la provoc ? Il a l’air ici d’inviter les personnes qui l’écoutent à un rite cannibale peu ragoûtant ou à une orgie de vampire, sachant très bien que ça va choquer. Ça ne rate pas d’ailleurs : ses auditeurs rebutés se demandent à quoi riment ses appels à manger sa chair et à boire son sang.
Savez-vous que les premières communautés chrétiennes ont parfois été accusées de cannibalisme ? Bien sûr accuser une communauté de cannibalisme, c’est un moyen commode de jeter le discrédit sur elle et de remettre en question son degré d’appartenance à la communauté humaine. Les chrétiens eux-mêmes ne se sont d’ailleurs pas privés de l’utiliser par la suite. Mais il faut bien reconnaître qu’à première lecture de ce passage, on comprend pourquoi les chrétiens ont pu être la cible d’accusation de cannibalisme !
On dirait que l’auteur de l’Evangile de Jean insiste à plaisir sur des images qu’il sait choquantes : mâcher la chair, boire le sang – n’oublions pas que pour les juifs on ne consomme jamais le sang, qui est porteur de la vie de l’animal. Et on dirait que les personnes qui ont découpé les passages bibliques pour en faire des listes de lecture pour chaque dimanche de l’année ont pris le même plaisir à découper ce texte de la manière la plus choquante qui soit en l’isolant de ce qui précède et de ce qui suit. Ce qui précède, c’est la tentative de Jésus pour échapper à la foule qui veut mettre la main sur lui et lui demander de reproduire le miracle de la multiplication des pains. Dans son dialogue avec la foule, Jésus essaie de faire passer ses auditeurs et auditrices d’un niveau de langage matériel à un niveau de langage spirituel – comme il l’avait fait avec la samaritaine à propos de l’eau. Ce qui suit, c’est la défection de nombreux disciples parce que « cette parole est trop dure à entendre ».
Mais quelle parole ? Celle qui appelle à devenir cannibale ? Je ne crois pas. Je ne crois pas que ce soit cela qui ait choqué si profondément les gens qui écoutaient Jésus, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas plus stupides que nous et qu’ils avaient compris qu’il parlait d’autre chose – peut-être comme nous ont-ils eu du mal à comprendre de quoi. Je crois que ce qui a choqué profondément, c’est d’une part que Jésus s’identifie à la Parole de Dieu et d’autre part qu’il invite toutes celles et ceux qui l’écoutent – sans distinction et sans condition – à devenir prophètes, prophétesses. Petit rappel : la prophétesse n’est pas celle qui prétend voir l’avenir dans sa boule de cristal, c’est celle qui porte sur le monde présent un regard d’amour, de vérité et de justice habité par celui de Dieu, dont les paroles sont pleine de la Parole de Dieu, et qui dit des chemins possibles.
Dans un monde – pas si éloigné du nôtre – où l’on garde le divin dans un cadre matériel et temporel bien précis, où l’on est dans une relation donnant-donnant avec le divin, il est choquant de dire que la Parole de Dieu est là, au milieu de nous, offerte dans notre quotidien, et que chacun.e peut s’en nourrir et s’en faire le rela, parce que cela mêle ce qui ne devrait pas être mêlé, l’humain et le divin et que cela bouleverse les organisations religieuses.
Reprenons les choses les unes après les autres.
D’abord, Jésus, en parlant de lui comme du pain vivant descendu du ciel, s’identifie à la Parole de Dieu. L’Evangile de Jean, vous le savez, commence par ce magnifique poème qui place en son cœur l’affirmation : « La Parole s’est faite chair », chair au sens qu’elle a pris corps humain, mais aussi au sens où elle s’est faite nourriture. On trouve à de nombreuses reprises dans la bible hébraïque des références à la Parole de Dieu comme nourriture pour l’être humain, une Parole à goûter, à savourer et à manger. Le récit de vocation du prophète Ezéchiel en est un exemple frappant : la Parole de Dieu est un rouleau que le prophète doit manger. Jésus ne dit pas autre chose ici : la pointe de l’enseignement est la même – manger la Parole de Dieu. Simplement, comme la Parole n’est pas un rouleau, mais une personne, il s’agit de manger la chair de cette personne. On reste dans la même logique. En s’identifiant à la Parole de Dieu, Jésus casse la représentation selon laquelle Dieu est inaccessible, lointain, dangereux. En s’identifiant à la Parole de Dieu, il affirme que Dieu se fait proche, aimant, soignant.
Le parallèle avec l’histoire du prophète Ezéchiel nous permet d’aller plus loin encore dans cette réflexion. Cette Parole, il s’agit pour Ezéchiel comme pour la foule qui écoute Jésus de la manger. Sous forme de rouleau ou sous forme de chair et de sang. Que nous dit cette image du repas, accentuée par l’auteur de l’Evangile de Jean par l’utilisation répétée du verbe mâcher, croquer ? Dans un repas, les aliments sont déstructurés par le processus digestif en éléments assimilables qui deviennent par la suite des composants notre corps. Manger la Parole, c’est la passer à la moulinette de notre vie et en faire des éléments constitutifs de notre être propre.
Après le culte je vais partager un repas avec les membres du club d’escrime dont font partie mes enfants. La part de gâteau que je vais manger va devenir une part de mon être et nourrira ma capacité de réflexion pour le prochain culte que je présiderai. La part du même gâteau que mangera ma fille va devenir une part son être à elle et lui donnera l’énergie de l’emporter – je l’espère – sur ses adversaires à l’épée. Et la part de gâteau que mangera le maître d’armes va devenir une part de son être à lui pour nourrir sa créativité au service de la transmission de ce sport qu’il aime tant. Ce sont pourtant les mêmes ingrédients qui constituent ces différentes parts.
De la même manière quand nous méditons l’Écriture ensemble, le dimanche, ou un autre jour, c’est la même Écriture qui nous rassemble, que nous partageons et que nous méditons. Par ce processus, elle devient partie constitutive de chacun d’entre nous. Elle ne fait pas de nous des clones de Jésus, elle nourrit en chaque personne ce qu’il y a de beau, de bon, d’unique. Ainsi après un partage autour du même texte biblique, telle personne va téléphoner à son frère avec lequel elle est fâchée depuis des années, telle autre va enfin terminer cette peinture sur laquelle elle est bloquée depuis des semaines, telle autre va rester un moment en silence et une autre encore va partager avec une amie chère la perle qu’a été pour elle ce moment. Et il n’y a pas de classement à faire entre ces différentes assimilations de la Parole. S’il s’agissait de répéter une Parole toute faite ou d’imiter une manière de faire, il suffirait à Ezéchiel de lire le rouleau, au lieu de le manger ; il nous suffirait d’apprendre par cœur les discours de Jésus et de les ressortir au petit bonheur dans toutes les situations de nos vies…
Si Jésus se met à la place de la Parole qu’il faut consommer, il ne tend pas pour autant un couteau à ses auditeurices pour qu’ils le découpent sur place et fassent un festin de son corps… Alors que désigne-t-il lorsqu’il parle de sa chair et de son sang ? Un indice nous est donné par l’interdit posé sur le sang par les règles alimentaires juives : si l’on ne mange pas le sang, c’est qu’on l’estime porteur de la force de vie de l’animal. Cet indice est corroboré par l’insistance du texte à parler du pain vivant, de la vie que ce pain transmettra à celles et ceux qui le consommeront. Le champ lexical de la vie est le champ le plus représenté de notre passage, avec huit mots qui tissent une chaîne du don de la vie qui part de Dieu – le Vivant – pour arriver aux êtres humains – qui vivent la vie éternelle – en passant par Jésus – le pain vivant. Ce qu’il faut manger pour le faire nôtre, c’est la vie du Christ, c’est l’essence de son être : son amour gratuit, offert sans condition. La chair et le sang du Christ, c’est son amour offert.
Si en effet dans les versets précédents Jésus doit jouer une sorte de partie de cache-cache avec la foule et même avec ses disciples pour échapper à toute tentative de récupération ou d’idolâtrie, ici il affirme non seulement l’inutilité, mais le danger de ces tentatives. L’inutilité : pas la peine de chercher à l’attraper, puisqu’il s’offre lui-même. Et le danger : pas la peine de chercher à le maîtriser, puisque ce serait le couper de ce qui fait de lui un vivant, et donc, pensant avoir attrapé la vie, se retrouver avec la mort. Pour comprendre cela, peut-être faut-il revenir au livre de la Genèse. L’auteur de l’Evangile de Jean construit tout son récit comme celui d’une nouvelle création, ou plutôt il fait de Jésus celui qui rend les récits de la création vrais ici et maintenant. Après qu’Adam et Eve ont consommé le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, on nous raconte qu’ils sont chassés hors du jardin et que l’Eternell Dieu dit : « Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement. » L’Evangile nous parle d’un humain toujours aussi prompt à s’emparer de ce qui passe à sa portée, toujours sur la pente de l’idolâtrie, mais d’un Dieu qui n’est plus dans une logique de protection, mais de don. Pour couper à la pulsion prédatrice de l’humain, il s’offre le premier. Pour couper court à la honte, il donne à sentir un amour qui se donne jusqu’au bout. Quelle révolution ! Jésus reconnaît, dans l’empressement de la foule à le suivre partout, à lui poser encore et toujours des questions, à lui demander des signes, des signes de la faim et de la soif e la parole annoncées par le livre d’Amos. Tous ces gens cherchent une Parole de Dieu, cherchent à s’approcher de Dieu, ils cherchent partout, ils courent d’un maître à l’autre, comme nous courons d’un enseignant à l’autre, d’un bouquin à l’autre, chacun sûr de détenir LA réponse, sûr de cheminer sur LA voie. Jésus répond simplement : il n’y a pas besoin de courir en tous sens, il n’y a plus besoin de chercher : la Parole de Dieu est là, devant vous. C’est elle qui vient à votre rencontre, c’est elle qui s’offre à vous. Et elle s’offre de venir nourrir votre vie, plutôt que de faire de votre vie une réplique de la vie d’un autre.
Vous me direz que Jésus ne se tient plus devant nous, en chair et en os… Et c’est vrai. Mais c’est là qu’intervient l’autre aspect si choquant de l’enseignement de Jésus, bien que d’une manière très différente.
L’autre aspect choquant du discours de Jésus, c’est qu’il fait de toutes les personnes qui l’écoutent des prophètes en puissance, et qu’il les invite à le devenir en acte. Pour le dire autrement, pas plus les auditeurs de l’époque que nous aujourd’hui ne sommes censés rester des spectateurs de la vie de Jésus : nous sommes appelé.es à y participer, à devenir nous-mêmes, à notre manière, quelque chose de l’ordre du Christ. À nouveau le parallèle avec le récit de vocation d’Ezéchiel nous éclaire : celui qui doit consommer le rouleau, et le consomme effectivement, c’est le prophète. Ou, plus précisément encore, celui qui mange le rouleau deviendra, parce qu’il a mangé le rouleau, un prophète. Jésus lui ne s’adresse pas à un homme seul, il s’adresse à une foule composée de femmes et d’hommes de tous les âges. À chacune et à chacun il annonce qu’il faut manger sa chair, à lui qui est la Parole de Dieu. Or ce qui arrive à celles et ceux qui mangent la Parole de Dieu, c’est qu’ils et elles deviennent prophètes. Jésus propose donc à la foule de devenir une assemblée de prophètes et de prophétesses. En nous nourrissant de sa chair et de son sang, en nous nourrissant de son amour, il devient un peu une part de nous-mêmes. Il habite en nous comme lui habite en Dieu. Et comme il porte sur celles et ceux qu’il rencontre un regard habité par l’amour de Dieu, nous portons sur celles et ceux que nous rencontrons un regard habité par celui du Christ. Comme ses gestes à lui sont empreints de la tendresse et de la justice de Dieu, nos gestes s’imprègnent de sa tendresse et de sa justice à lui.
En nous invitant à manger sa chair, à boire son sang, Jésus nous invite à ne pas rester spectateurs du monde, mais à y porter, à notre façon, quelque chose qui dise l’amour et la justice de notre Dieu, tels que Jésus les a manifesté pour nous. Et ceci sans condition ! N’importe quelle personne qui se sent appelé, qui se sent l’élan, est invité.
Sacré programme ! Pas de tout repos… et on comprend que beaucoup de disciples aient quitté Jésus : si on attend que Dieu fasse tout tout seul, règle tout d’un coup de baguette magique, on ne peut qu’être déçu et effrayé par ce que Jésus propose. D’autant qu’il le propose à tout le monde : dans la foule qui se trouve là, il y a des gens honorables et des fripouilles, des gens généreux et des avares, des toujours bienveillants et des toujours prêts à voir le mal partout, des saints, et des salauds. Tous sont invités. Tous ne répondront peut-être pas à l’invitation… et ce n’est peut-être pas forcément celles et ceux qu’on attendrait qui y répondront. Mais il s’en trouvera toujours pour répondre oui à l’invitation. Et pour devenir, alors, porteurs, porteuses de cette parole pour le monde, transmetteurs et transmetteuses. C’est grâce à ces personnes qui ont répondu oui que la Bonne nouvelle se partage encore aujourd’hui. C’est grâce à celles et ceux qui ont dit oui que quelque chose de la tendresse et de la justice divine peut se goûter ici et maintenant. Pas besoin d’être parfait.e, surtout pas ! Pas besoin de tout faire bien ! Pas besoin de tout savoir ! Juste cela : dire oui ! Accepter le don ! Le recevoir, encore et encore.
Direz-vous oui ?