Prédication
Quand la peur s’insinue dans un groupe, les appels à l’unité ou à l’union prennent de l’ampleur, comme une mot magique qui éloignerait le danger, rapidement et sans douleur. C’est ainsi qu’au moindre danger réel ou fantasmé, les discours politiques en appellent à l’unité nationale voire à l’union sacrée. C’est ainsi qu’on se plaint de la personne qui ose révéler un secret de famille honteux au motif qu’en faisant cela elle a brisé l’unité familiale. C’est ainsi qu’au sein du christianisme, nous fantasmons – contre les évidences historiques – une unité originelle qu’il faudrait retrouver, en lieu et place de la diversité de nos églises. C’est ainsi que dans le monde protestant, on se plaint du manque d’unité des prises de paroles et de position.
Je pourrais multiplier encore les exemples, mais arrêtons-nous là pour aujourd’hui. Avez-vous remarqué comme dans tous ces cas c’est la peur qui parle ? Comme derrière l’appel à l’unité on vise en fait l’uniformité ou l’unanimité ? Il est vrai pourtant que l’unité est fondamentale, que c’est dans l’unité que les tempêtes sont traversées. Mais pas l’unité cache-misère, l’unité-paravent, ni l’unité-éteignoir. L’unité qui garde du côté de la vie, c’est celle dont parle le Christ johannique dans la prière qu’il adresse à son Père pour ses disciples, pour nous.
Jésus pressent le danger qui guette : il sait la trahison et l’abandon qui se préparent, il sait les failles des disciples, failles que la peur va creuser jusqu’à ce qu’elles deviennent brisures. Il sait et il prie. Il implore le Père : « Que tous soient un, comme nous sommes un. »
Première remarque : ce que le Christ demande, ce n’est pas l’unité, mais l’être-un. Il ne s’agit pas d’un concept, d’un savoir, mais d’un savoir-être et d’un savoir-vivre. Cela déplace un peu la question.
Deuxième remarque : dans la prière du Christ, celui qui fera l’être-un, c’est le Père. Pas la volonté des disciples, de notre volonté. Ou alors seulement dans la mesure où notre volonté est accordée à celle du Père. C’est alors, et alors seulement, que l’être-un ou l’unité devient le ferment d’une communauté dans laquelle la vie est possible.
Troisième remarque : cet être-un, cette unité, dont le modèle est l’être-un du Père et du Fils, n’est ni fusion indifférenciée ni uniformité. Elle est une relation dont le centre de gravité est un creux dans lequel respire la sainteté du Père et résonne Sa Parole que le Fils a confiée à l’humanité.
Attardons-nous maintenant sur cet être-un du Père et du Fils, pour mieux comprendre ce à quoi nous sommes appelé.es, ce vers quoi le Christ nous oriente dans sa prière. Et pour cela, faisons un détour par l’icône de la Trinité de Roublev que vous avez sur vos feuillets. Avec la Trinité on introduit l’Esprit, qui n’est pas explicitement nommé dans notre passage, mais est présent en filigrane à travers la relation Père-Fils comme à travers la notion de sanctification par la vérité. Sur l’icône peinte par Roublev au 15e siècle, le Père, le Fils et l’Esprit sont représentés bien distincts, même s’il est difficile de dire qui est qui. Ils ne portent pas les mêmes vêtements, ne regardent pas dans la même direction, ont des visages similaires mais pas semblables. Par contre ils sont assis autour de la même table, avec au centre une coupe, comme nous allons tout à l’heure nous rassembler autour de cette table autour du pain et du vin. L’unité c’est celle de la table partagée, d’une parole qui circule, d’un amour qui rassemble, un amour qui se fait don dans la coupe. L’unité du Dieu Père, Fils et Esprit est donc celle d’une relation qui n’est pas fermée sur elle-même.
Si on revient à la prière de Jésus dans Jean, être-un, pour le Père et le Fils, c’est se donner au monde et non se donner l’un à l’autre, ou plutôt c’est se donner l’un et l’autre entièrement pour le monde. C’est être source d’amour pour celles et ceux qui en ont besoin, c’est prendre soin ensemble de l’humanité. C’est rester en contact l’un avec l’autre, par la prière, par l’Esprit. L’unité de Dieu n’est « que » relationnelle : elle n’est pas l’effacement du Père dans le Fils ni aucun autre effacement, elle est l’amour partagé qui se fait don.
L’être-un de Dieu, c’est le Père et le Fils et l’Esprit, sans fusion ni confusion. C’est bien pour cela qu’il y a relation : parce que le Fils n’est pas le Père, mais demeure en lui et réciproquement. On pourrait le dire ainsi : l’un à sa place toujours marquée dans l’être de l’autre. Le Père ne sait pas tout du Fils, ni le Fils tout du Père, il y a une part de mystère, de non-savoir assumé et chéri, en un mot d’altérité. L’union du Père et du Fils, avec l’Esprit, n’est pas effacement de l’altérité mais vibration d’amour de cette altérité. Ils sont chacun consacrés, c’est-à-dire en hébreu mis à part, séparé.
C’est à cet être-un que nous sommes invités, pas à un effacement de nos particularités dans un grand tout, ni à une fusion. Pour cela, Jésus demande au Père de consacrer les disciples, et nous avec eux, c’est-à-dire de les et nous mettre à part, de les et nous séparer, les uns des autres et des ténèbres qui menacent, pour que l’amour puisse vibrer dans cette altérité préservée, qui se réjouit de ce que l’autre est autre au lieu d’être le même que moi.
Nous sommes invité.es à vivre cette être-un, non sur le mode impératif, mais sur le mode inspiratif si vous me permettez ce néologisme : en nous laissant traverser par le souffle divin, comme nous nous laissons traverser par le souffle de notre respiration sans avoir à bander toute notre volonté pour y arriver. Alors, en laissant ce souffle de vie et d’amour irriguer tout notre être, nous serons tourné.es les un.es vers les autres, au service les un.es des autres. Chacun.e unique, distinct.es les un.es des autres, séparés, mis à part, c’est-à-dire consacré.es et envoyé.es dans les ténèbres, c’est-à-dire précisément en direction de ce qui, refusant la Parole de vie, a le plus besoin de la recevoir. Pour le dire avec les mots de la première lettre de Jean, nous nous aimerons les un.es les autres, non pas comme un « il faut » de plus sur nos to-do-list journalières, ni comme un énième yakafokon, mais comme une libération intérieure, une guérison opérée par Celui auquel le Christ nous confie comme il a confié ses disciples et qui seul nous guide vers l’horizon d’amour et de vie qu’il connaît.
Alors, dans toutes ces situations où l’unité ou l’union sont brandies un peu vite pour cacher ce qu’on ne veut pas voir, prenons le temps d’abord de laisser Dieu nourrir en nous notre désir de demeurer en lui et écoutons la manière dont il nous envoie vers celles et ceux qu’il nous confie. Cet être-un que nous vivrons alors, que nous vivons déjà pour un petit bout, a pour fruit la joie nous dit le Christ dans sa prière : une joie possible même et surtout dans les pires moments comme celui de la trahison et de l’abandon, comme celui de la mis en croix. Une joie qui se fait résurrection.
Amen.