« J’ai soif »

Chapelle de Champel

Prédication

« J’ai soif ».

Dans le contexte de l’Evangile de Jean, cette petite phrase est particulièrement étonnante. Quand quelqu’un dit qu’il a soif, il dit un manque, une vulnérabilité. Souvent aussi il dit une demande d’aide et derrière le « j’ai soif » il faut entendre « donne-moi à boire ».

Or le Jésus que nous montre Jean est toujours en maîtrise. Il est, de bout en bout de l’évangile, celui qui sait exactement ce qu’il fait, à quel moment le faire, avec qui. Même dans les moments où il pourrait être mis en difficulté, il contrôle : quand on vient l’arrêter, il s’avance vers les soldats et les impressionne par son autorité, quand il meurt sur la croix, il remet son esprit entre les mains du Père. Et quand il semble se montrer un tant soit peu vulnérable – « j’ai soif » – Jean précise en même temps qu’i dit cela « afin que l’Écriture soit accomplie ».

Alors ne nous méprenons pas : à aucun moment le propos de Jean ne vise à minimiser la souffrance qu’endure celui qui est crucifié. Jésus souffre de tout son être physique, comme n’importe quel être humain dans ces circonstances. Il est pleinement humain.

Et en même temps il est pleinement Fils, envoyé du Père pour une mission : éclairer tout être humain. Et à ce titre il sait ce qu’il fait.

Aussi quand il dit « j’ai soif ». Le récit de la passion dans l’évangile de Jean n’est pas fait pour susciter la piété envers Jésus, ni même la contrition devant le mal dont l’humanité est capable et coupable. Il est entièrement commandé par cela : dans la passion, la mort et la résurrection, c’est le salut promis par Dieu, promesse dont l’Écriture est le réceptacle, qui s’accomplit. Pour le dire autrement, le « j’ai soif » de Jésus n’est pas là pour que nous le plaignions d’avoir soif, mais pour que nous y discernions l’accomplissement du salut.

La notion de soif est mise en avant à plusieurs reprises dans l’évangile de Jean. Le passage le plus célèbre à ce titre est bien sûr la rencontre de Jésus avec la samaritaine, dans lequel il explicite : « Donne-moi à boire » puis, à la fin de leur échange « celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. » Ce récit porte en germe les éléments qui seront déployés dans le récit de la passion : Jésus est fatigué, ses disciples sont absents, il semble abandonné de tous sauf de cette femme qui se trouve là comme les femmes seront présentes au pied du tombeau, c’est la sixième heure – la même que dans le récit de la passion. Ici comme dans le récit de la passion Jésus a réellement soif d’eau pour se désaltérer à l’heure la plus chaude de la journée. Et il a soif d’autre chose aussi : d’une rencontre avec l’être humain, qui est l’accomplissement de la mission confiée par le Père. Il est soif de rencontrer la samaritaine en esprit et vérité, il a soif de rencontrer celles et ceux qui sont au pied de la croix en esprit et en vérité, il a soif de nous rencontrer en esprit et en vérité. Probablement la samaritaine a-t-elle fini par puiser de l’eau pour lui. Mais surtout elle a parlé avec lui, la rencontre a eu lieu, et elle a été transformante, elle a accompli la mission confiée par le Père : la samaritaine a reçu la lumière et elle en a témoigné.

Sur la croix, les soldats offrent à Jésus la boisson qu’ils ont : du vin aigre. La boisson des travailleurs, des gens simples. Il n’y a pas ici d’échange comme il y en avait eu avec la samaritaine, mais il y a et il y aura transformation… la croix ne va pas sans le matin de Pâques. Mais il ne faut pas aller trop vite : la samaritaine ne pouvait pas courir vers son village pour témoigner de sa rencontre avec Jésus avant d’avoir vécu l’entier de leur conversation. La révélation de la croix demande encore un peu de temps pour imprimer la vie des humains qui la contemplent et pour se déployer complètement.

Pour dire la révélation de la croix, Jean recours à différents échos, à l’intérieur de l’Evangile, et avec l’Ecriture. Les psaumes viennent donner une profondeur de sens à des images qui pourraient paraître anodines : peut-être la soif évoquée ici est-elle celle du psaume 22 « ma langue colle à mon palais », celui qui commence par le fameux « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » rapporté par Marc et Matthieu et s’ouvre sur l’espérance que Dieu sera connu de toutes les générations. Peut-être aussi évoque-t-elle celle du psaume 69, qui évoque un serviteur souffrant : « Ils ont mis du fiel dans ma nourriture quand j’ai soif il me font boire du vin aigre. » L’image du serviteur souffrant est en tension avec le Jésus royal que Jean met en avant, et elle vient lui donner du relief, nous donner à réfléchir sur cette royauté qu’incarne le Christ. Le psaume 51 est lui aussi convoqué pour enrichir la palette de significations et de couleurs, autour de la présence de l’hysope. Celle-ci particulièrement invite à chercher des échos, tant sa présence à cet endroit là du récit est étrange : l’hysope est une plante qui ne donne pas des branches solides. Pour se faire une idée, disons qu’elle ressemble à de la lavande. Plus que de branches, il faudrait parler de brin, et sur un brin d’hysope par plus que sur un brin de lavande vous ne pouvez fixer une éponge gorgée de liquide pour la tendre à quelqu’un. La mention de l’hysope à cet endroit-là nous invite à chercher autre chose derrière l’image évoquée. Cette autre chose peut être double. D’abord l’hysope du récit de la sortie d’Egypte Ex 12,22 : « Vous prendrez en suite un rameau d’hysope, vous le tremperez dans le sang [de l’agneau] qui sera dans le bassin et vous toucherez le linteau et ses deux poteaux avec le sang qui sera dans le bassin. Nul de vous ne sortira de sa maison jusqu’au matin. » Jean étant le seul évangéliste à donner à Jésus le titre d’agneau de Dieu, la référence prend tout son sens, tout en renversant les apparences. Les soldats qui tendent du vin aigre à Jésus avec l’hysope ne sont pas en train de tracer un signe éloignant la mort, c’est le contraire !

L’autre référence classique évoquée par l’hysope, c’est celle de la purification de celui qui implore Dieu dans le psaume 51 : « Purifie-moi avec l’hysope et je serai pur, lave-moi et je serai blanc, plus que la neige. » Et comme dans le cas précédent, l’image est renversée : ce n’est pas Jésus qui est purifié par l’hysope que lui tendent les soldats, c’est l’humanité entière qui est pardonnée à la croix.

Tous ces échos viennent éclairer cette mention qui hérissent nos poils de personnes vivant au 21e siècle : « afin que l’Écriture s’accomplisse ». Nous l’entendons comme un destin qui pèse, alors que c’est l’accomplissement d’une promesse de libération. L’accomplissement de l’Ecriture, ce n’est pas la réalisation d’événements prédits à l’avance, de toute éternité, inéluctables. L’Ecriture nous montre à chaque page un Dieu qui s’adapte, qui se laisse surprendre et déplacer par les humains à la rencontre desquels il vient. L’accomplissement de l’Ecriture, c’est l’accomplissement de la promesse dont elle témoigne : la promesse d’un amour qui renverse même la mort, la promesse d’un amour qui est toujours déjà là, la promesse d’un amour sans condition qui transforme et engage.

Sur la croix, Jésus sait que c’est cela qui est en train d’arriver : cet amour-là est bel et bien là, l’Ecriture s’accomplit. Et la soif qu’il verbalise est celle de cet amour qui est l’eau jaillissante que Jésus avait promise à la samaritaine : une soif dont il vit, et dont il nous exhorte à vivre à notre tour.

Puissions-nous avoir soif de cette eau-là et en vivre chaque jour !

Amen

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