Comment reconnaître le Christ ?

Saint-Pierre, Genève

Prédication

Nous voici donc transporté.es sur les rives du Jourdain. Où précisément ? L’évangéliste nous donne une indication géographique un peu étrange : « à Béthanie, de l’autre côté de la rivière, le Jourdain ». Deux choses sont intrigantes : la mention « de l’autre côté de la rivière » et la mention de Béthanie.

D’abord donc, la scène se passe, littéralement, « au-delà du Jourdain », comprenez hors de la terre d’Israël. En se plaçant sur l’autre rive du Jourdain et en invitant les personnes qui viennent le voir à s’y immerger – c’est le sens littéral du mot baptizein –, Jean donne une signification très forte au baptême qu’il propose. Il invite chaque personne à faire sienne l’histoire de salut du peuple d’Israël. Le livre de Josué nous raconte l’entrée en Terre Promise à travers le Jourdain comme le parachèvement de la libération d’Égypte. Le passage de la Mer Rouge avait libéré le peuple d’Israël de ses oppresseurs. Le passage du Jourdain, après 40 ans d’errance dans le désert, en reprend des éléments narratifs – notamment le passage à pied sec grâce à l’arrêt du cours du fleuve – et marque l’entrée du peuple libéré, doté d’une règle de vie, guidé par son Dieu, dans une terre où une vie nouvelle sera possible. Le récit du passage du Jourdain par le peuple d’Israël est déjà une remémoration vive du passage de la mer Rouge. Pour le dire en termes plus modernes, il est une actualisation de ce récit, c’est-à-dire une interprétation de la libération offerte en Dieu dans la nouvelle situation du peuple, à l’arrivée dans un nouveau lieu où s’établir.

Jean à son tour, en proposant un nouveau passage du Jourdain, actualise à la fois le récit de la libération d’Egypte et celui de l’entrée en Terre Promise pour ses contemporain.es. Il les invite à se rappeler de ces récits et à prendre conscience, de manière tout à fait concrète et incarnée, qu’ils les concernent très directement. Que ces récits anciens ne parlent pas seulement de temps très lointains, mais aussi – et peut-être surtout – d’ici et de maintenant. Jean invite les personnes qui veulent recevoir ce baptême à sortir d’Israël comme on sort de l’évidence et de l’acquis – j’habite en Terre Promise, je fais partie du peuple de Dieu parce que mes parents en faisaient partie. C’est à chacun.e de faire son propre chemin et de traverser à son tour le Jourdain. Il y a quand même une différence majeure entre ce que propose Jean et le récit initial : dans le récit du livre de Josué le peuple traverse à pieds secs – affirmation de la puissance divine sur les forces du chaos –, alors que Jean propose d’être immergé dans l’eau, une immersion suffisamment longue pour évoquer un nettoyage en profondeur. C’est le sens du mot baptizein : un lavage long et profond au moyen d’une immersion prolongée.

Bien sûr ce n’est pas une « erreur de reconstitution » de la part de Jean ! C’est qu’il convoque dans son geste de baptême un troisième récit fondateur : celui du déluge – récit qui lui-même revisite le récit de la création. Chaque personne est une terre qui a besoin d’être nettoyée par un déluge purificateur, dont sera sauvée la part juste devant Dieu, notre Noé intérieur. Sortir de cette eau-là, c’est sortir d’un bain purificateur pour une vie nouvelle, au bénéfice d’une alliance indéfectible marquée par le dépôt des armes de Dieu – le symbole de l’arc-en-ciel qui marque le renoncement de Dieu à la violence et aux armes pour choisir définitivement le soin, la guérison, le pardon qui régénèrent.

Les récits bibliques sont ainsi : par des jeux d’échos et de références, ils donnent en quelques mots, une profondeur inattendue à ce qui pourrait n’être qu’un détail. Ici une baignade dans le fleuve devient une manière de revivre dans son être entier la libération de ce qui oppresse, la purification de ce qui s’éloigne de l’humain que Dieu espère, un acte de création, et l’accomplissement de la promesse d’un lieu où la vie est possible. Il s’agit pour Jean d’inviter chacun.e à discerner comment, dans sa propre vie, se jouent cette libération, cette purification et cet accomplissement d’une promesse.

L’évangéliste qui nous raconte cette histoire ajoute encore une nouvelle dimension de mémoire active à ce récit déjà chargé de significations avec l’étonnante mention de Béthanie à cet endroit-là. Si l’on a depuis nommé « Béthanie au-delà du Jourdain » une localité sur la rive orientale du Jourdain dans laquelle on a retrouvé des structures permettant des rites de purification ayant pu servir à Jean, le seul village qu’on connaît dans la Bible qui porte pour nom Béthanie, c’est celui de Marthe, Marie et Lazare, personnages si importants de l’Evangile de Jean. C’est à Béthanie que Jésus ressuscite Lazare, et c’est encore à Béthanie qu’il reçoit une onction d’huile de la part d’une femme, deux gestes annonçant sa propre mort et sa propre résurrection. En rapprochant le lieu où officie Jean le Baptiste de Béthanie, l’évangéliste nous invite à lire cet épisode au bord du Jourdain à la lumière de la mort et de la résurrection du Christ, donc à la lumière d’un amour donné jusqu’au bout et d’un pardon qui surpasse tout. Jean n’est à l’époque pas le seul à proposer un rite de purification, mais il est sans doute le seul à le proposer avec comme arrière-fond une confiance aussi forte en l’amour divin et la conscience que cette purification tranquillise l’humain, pas Dieu. Tel que nous le présente l’Evangile de Jean, c’est particulièrement frappant : Jean baptise dans l’eau, sans condition, pour annoncer un autre qui baptisera d’Esprit. Il baptise dans l’eau, sans condition, pour révéler un autre qui aimera jusqu’au bout.

Vient alors dans le récit un autre étonnement : Jean annonce qu’il va révéler la présence d’un sauveur… alors même qu’il ne le connaît pas ! Une part de notre étonnement vient de ce que nous mélangeons souvent les données provenant des différents évangiles : dans les évangiles synoptiques, Jean est présenté comme le cousin de Jésus. L’évangile de Luc raconte même cette scène où Jean, encore dans le ventre de sa mère, tressaille en sentant Marie enceinte de Jésus approcher. Cela rend encore plus étonnante cette mention que Jean ne connaissait pas celui qu’il allait révéler. Mais la tradition que rapporte l’Evangile de Jean est différente et ne prend pas en compte un éventuel lien familial entre Jean et Jésus. Cela rend à peine moins étonnant le fait que Jean est supposé révéler un homme qu’il ne connaît pas. On comprend mieux quand, ayant parcouru cet évangile, on se rend compte de l’importance qu’y prend cette thématique de la connaissance – pensez par exemple aux brebis qui connaissent la voix du bon berger –, opposée au savoir. Le savoir humain est dans cet évangile un savoir qui enferme, un savoir qui précède la rencontre et qui l’empêche : je sais que cet homme est le fils de Marie, qu’il vient de Nazareth, qu’il est charpentier, il ne peut donc pas être le Christ. La connaissance, elle, naît de la rencontre et ouvre des possibles inespérés. En disant qu’il ne connaît pas encore celui qu’il doit révéler, Jean renonce à tout savoir préconçu et attend la rencontre qui ouvrira une connaissance possible. Il se tient prêt à faire connaissance, à rencontrer quelqu’un qui est déjà là, sans aucun signe distinctif, qui se tient au milieu de la foule, ou au-dedans de chaque personne – les deux lectures sont possibles.

Et c’est ainsi qu’il lui devient possible de reconnaître Jésus, car cette attente ouvre les yeux et le cœur. Elle se fait espérance et rend possible un autre regard sur les choses, les êtres et les événements. C’est l’attente espérante de Jean qui le rend capable de voir en Jésus le Christ, de voir l’Esprit qui descend sur lui et d’entendre la Parole qui le désigne comme « celui qui baptise d’Esprit Saint ». C’est espérante l’attente de Jean qui lui permet de reconnaître en Jésus celui qui est lui-même comme un baptême, celui qui soulève le péché du monde : celui qui, nous immergeant longuement dans son amour et sa justice, soulève ce qui nous colle à la peau et à l’être et qui nous empêche d’entrer en relation avec Dieu.

Le baptême, ici comme dans nos vies, n’est pas une nécessité du point de vue de Dieu, mais il l’est du point de vue des humains. Le baptême des hommes et des femmes qui viennent vers Jean est pour eux : pour les aider à vivre réellement dans leur vie leur appartenance au peuple de Dieu, à ne pas s’arrêter aux jugements et condamnations qui sont portés sur eux ou qu’eux-mêmes portent sur eux. Dieu lui les a toujours déjà adopté.es, il est déjà auprès de ces personnes, il les aime déjà. Le baptême de Jésus est pour ces hommes et ces femmes aussi : pour leur annoncer qu’en Jésus, le royaume de Dieu s’est approché. Dieu s’est déjà approché, il aime déjà jusqu’au bout, jusque là où nous nous croyons définitivement séparé.es de lui. Jean donne déjà au baptême une dimension symbolique : le baptême d’eau annonce et présente autrement le baptême d’Esprit offert en Jésus, ce baptême qui est une immersion prolongée dans le souffle créateur de Dieu. Pour le dire autrement, le baptême ici est le signe visible d’une réalité qui échappait aux contemporain.es de Jean comme elle nous échappe aussi parfois : il est le signe d’un amour sans condition qui nous précède et qui fait alliance avec nous, une alliance fidèle, offerte à chacune et à chacune, baptisé.e ou non.

Amen

À lire aussi

Prédication précédente :

Sur qui, ou sur quoi, est fondée l’Église ?

On connaît bien cette fameuse petite phrase : « tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ». Protestants et catholiques se sont largement écharpés autour d’elle… Rassurez-vous, nous n’allons pas aujourd’hui chercher à rallumer la flamme des guerres de religions ! Je vous propose par co...

Prédication suivante :

Comment devenir prophète ou prophétesse ?

Il y a des jours où franchement on se demande ce que cherche Jésus : la provoc ? Il a l’air ici d’inviter les personnes qui l’écoutent à un rite cannibale peu ragoûtant ou à une orgie de vampire, sachant très bien que ça va choquer. Ça ne rate pas d’ailleurs : ses auditeurs rebutés se demandent à qu...

Voir toutes les prédications