A qui appartenons-nous ?
Prédication
IIl y a autour de chacun d’entre nous bien des personnes qui revendiquent une forme de propriété sur nous, au moins dans le langage : mon mari parle de moi en disant « mon épouse », mes enfants parlent de moi en disant « ma mère », mes parents disent « ma fille », un certain nombre d’entre vous disent peut-être « ma pasteure », d’autre disent « ma pote », ou « ma collègue », ou encore « ma voisine ». Tous ces possessifs sont bien entendu réciproques : je vous parle de mon mari, de mes enfants, et il m’arrive aussi de parler de mes paroissiens ou de mon médecin.
Utiliser les pronoms possessifs en parlant de personnes est un raccourci commode permis par notre langue : il est plus rapide de dire « mon mari » que « l’homme avec lequel le me suis mariée », ou « mes enfants » que « les êtres que j’ai mis au monde ». ça allège considérablement nos phrases, nous sommes bien d’accord. Mais ce n’est pas tout : ces pronoms possessifs disent aussi quelque chose de la familiarité ou de l’affection qui colore une relation : si je vous parle de « ma mère », c’est quand même beaucoup moins froid que si je vous parle de « la femme qui m’a mise au monde ». Et puis ça dit aussi quelque chose de l’unicité de notre relation : même si ma mère a eu trois enfants, la manière dont elle est ma mère n’est pas la même manière dont elle est la mère de ses autres enfants.
Les pronoms possessifs disent ainsi beaucoup de belles choses ! Et pourtant ils comportent aussi des risques. Ils peuvent conforter cette tendance que nous avons parfois à réduire les êtres qui nous entourent à ce qu’ils sont pour nous. Quel enfant n’a jamais été surpris de découvrir que sa maîtresse d’école était aussi une maman ou que sa maman a elle-même une maman ? A force de parler de « ma fille », j’en oublierai presque qu’elle n’est pas que cela ma fille : elle est aussi celle de son père bien sûr, mais aussi une sœur, une cousine, une amie, une nièce, une élève, une membre de pas mal de clubs, etc. Et qui d’entre nous n’a jamais pesté contre son père ou sa mère qui le voit toujours comme son enfant et ne semble pas s’apercevoir que l’enfant a grandi, qu’il est maintenant mari, père, voire grand-père ? C’est parfois juste agaçant, mais il est des cas où ça prend une dimension bien plus grave : la relation devient possessive non plus seulement dans les mots mais aussi dans les faits, et glisse vers l’emprise, voire vers la violence. Les meurtres de femmes par des conjoints et ex-conjoints surviennent le plus souvent quand la femme en question prétend justement être autre chose que « sa chose ».
Si heureusement ces glissements extrêmes restent rares, il reste que ces possessifs multiples disent aussi le risque de conflit entre toutes ces appartenances. Il arrive qu’être « leur mère » soit en conflit avec « votre pasteure », ou qu’être « leur fille » soit difficilement conciliable avec être la collègue de qui que ce soit. Nous nous sentons alors tiraillé.es entre toutes ces appartenances, en conflit de loyauté. Car chacune de ces appartenances revendique quelque chose de nous : elle nous donne des droits et des devoirs qui ne sont pas toujours facilement harmonisables. Sans compter qu’il y a d’autres appartenances encore, les appartenances collectives, qui ajoutent de la richesse et de la complexité : à la famille, à une église, à un pays, à une association, à une ville… Certaines de ces appartenances sont choisies, comme une association, d’autres sont données, comme la famille ou le pays.
Il y a ainsi en nous bien des voix qui s’expriment en revendiquant une autorité sur nous au moment où nous posons des choix, c’est-à-dire à chaque instant de notre vie… Luther disait que notre volonté est comme un cheval qui est monté par un cavalier qui est soit le péché – je dirai ici l’aliénation – soit Dieu – je dirai ici la puissance de vie et de libération. Derrière cette image du cheval monté par un cavalier, on perçoit la lutte qui se joue en nous… et nous ne choisissons pas le cavalier qui remporte la lutte : cette lutte-là nous échappe en grande partie. Pour le dire avec un exemple, il ne suffit pas toujours de savoir ce qui est moralement juste, ou bon pour la santé, pour le choisir. Si vous avez déjà vécu une addiction, ou cotoyé une personne concernée par une addiction, vous savez ce que je veux dire.
Comment ne pas se perdre là-dedans, comment ne pas rester écartelé.es ?
Jésus, dans la prière qu’il adresse à son père pour ses disciples, nous donne quelques éléments qui nous aident à réfléchir à cette notion d’appartenance. D’abord un élément de langage : à aucun moment Jésus n’utilise de possessif, ni pour parler de Dieu, ni pour parler de celles et ceux qui lui ont été confié.es. Il dit « Père », pas « mon Père ». Et il parle de « ceux que tu m’as confiés », pas de « mes disciples ». Il y a là un indice important : Jésus, qui tout au long des évangiles, ne cesse de prendre de la distance, de s’échapper dès qu’une personne ou un groupe prétend mettre la main sur lui et lui dire au nom de cela quoi faire, ou quoi dire, offre cette même liberté qu’il vit pour lui-même dans chaque relation qu’il tisse. Et cela va jusqu’au langage : ces personnes qui l’ont suivi, auxquelles il a enseigné, ne sont pas seulement ses disciples. Elles ne sont pas que cela. Alors oui cette manière de parler alourdit sans doute le style et les tournures de phrases, mais elle dit quelque chose d’essentiel de la manière d’être de Jésus : la liberté qu’il vit libère celles et ceux qui entre en relation avec lui, refuse tout ce qui pourrait ressembler à de l’emprise, de la domination.
Alors que j’étais une fois en retraite chez les sœurs de Grandchamp, la sœur qui m’accompagnait m’avait expliquer que la chasteté n’était de loin pas seulement une question de sexualité, mais une manière d’être qui refuse toute forme d’emprise sur une autre personne. Elle m’avait du coup à vivre cette dimension-là de la chasteté dans ma vie. Plus facile à dire qu’à faire, mais c’est vraiment une direction que Jésus nous invite à suivre. Cette sœur m’expliquait aussi que si la manifestation la plus visible de son vœu de chasteté est l’absence de relation sexuelle, c’est que la sexualité est un lieu de nos relations où s’exprime particulièrement facilement et brutalement la domination qui peut colorer une relation.
On pourrait dire que Jésus dans sa manière de s’exprimer dans cette prière parle selon la chasteté telle que la comprenait cette sœur de Grandchamp : il ne revendique la propriété de personne ! Pas même de ce Dieu qu’il appelle Père, avec lequel il est un, et dont il sait bien qu’il n’est pas que son Père.
Si Jésus peut vivre ainsi toute relation, c’est qu’il sait que l’appartenance première de tout être vivant est en Dieu. Il l’exprime ici de plusieurs manières : en disant que Dieu lui a donné autorité sur tous les être humains – ce qui suppose que c’est Dieu qui détenait cette autorité – puis en disant que ces êtres humains appartiennent au Père. Cette appartenance première dit à la fois l’origine de notre être et sa destination.
Une appartenance-origine d’abord. Dire que nous appartenons à Dieu, c’est dire que nous venons de lui. Jésus le dit encore autrement : « ils ne sont pas du monde », ils n’appartiennent pas au monde. Le monde, dans l’Evangile de Jean, c’est un terme qui désigne ce qui en nous et autour de nous, rejette le Christ, rejette Dieu. Quand Jean donc affirme que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils, il faut bien entendre que Dieu n’aime pas le monde parce que le monde est aimable, mais parce que Dieu est amour ! Dire que les êtres humains ne sont pas du monde, c’est dire qu’ils ne sont pas, ou pas seulement, fait des ténèbres qui rejettent le Christ et sa lumière. Pour le dire autrement, en disant que les humains ne sont pas du monde, Jésus affirme non pas le péché originel, mais au contraire le salut originel. Notre origine est en Dieu, en son salut. Ce salut originel nous libère de toutes nos autres origines.
Notre appartenance première en Dieu ne nous ôte pas du monde, elle nous y laisse, mais ôte au monde son pouvoir aliénant. Jésus dans sa prière ne demande pas que nous soyons retiré.es du monde, mais que nous soyons protégé.es, libéré.es du mal. Il ne s’agit pas ici du mal-malheur comme nous en rencontrons tous et toutes dans nos vies. L’extrait de la lettre de Pierre que nous avons entendu nous le rappelle bien : le malheur frappe tous les êtres humains… y compris les chrétien.nes. Nous en avons tous fait l’expérience. Ce que Jésus demande à Dieu, c’est que ce malheur ne devienne pas mal : que ce malheur ne brise pas le lien qui nous unit à Dieu. Je redis ici, parce que c’est important et qu’il est facile de l’oublier et de se tromper d’ennemi, que le monde, ce n’est pas la matière, mais bien bien ce qui, en nous et en chaque être, rejette Dieu. L’Evangile de Jean ne nous propose pas un dualisme corps-esprit, mais un choix à poser entre vivre en se sachant originellement de Dieu, ou vivre sans Dieu.
Une appartenance-destination ensuite : Jésus est venu pour apporter la vie éternelle à celles et ceux que son Père lui a confié.es. C’est-à-dire tous les humains donc. Et cette vie éternelle, c’est de connaître Dieu et son envoyé. Dans le langage biblique, connaître quelqu’un, c’est être dans une relation d’intimité avec cette personne. Dans de nombreux textes, connaître quelqu’un c’est même avoir une relation sexuelle avec lui ou avec elle. La vie éternelle donc, c’est vivre dans l’intimité de Dieu. Une intimité sur le modèle de celle que vit Jésus : une intimité libérante. La vie éternelle, ce n’est donc pas – ou pas seulement – une vie à venir, à attendre pour après la mort, c’est une dimension de notre vie à vivre dès maintenant. Jésus parle d’ailleurs au présent : la vie éternelle c’est pour maintenant, au moins le début de la transformation qui y mène. La vie éternelle, ce n’est pas une récompense qu’on peut mettre dans une vitrine et montrer fièrement à nos visiteurs et visiteuses : c’est une manière de vivre en fils et fille de Dieu, en sachant que d’abord et avant tout nous lui appartenons.
A la racine de toutes nos appartenances, Jésus en place une qui nous libère de toutes les autres, qui nous donne de les vivre dans la liberté et le service plutôt que dans la contrainte et l’enfermement : nous appartenons à Dieu, nous sommes entre ses mains. C’est d’un grand réconfort quand on traverse des périodes troubles où l’on se sent appartenir à bien d’autres… Cette appartenance là est une puissance qui nous est offerte à l’origine. Notre vie se passe à en vivre réellement. Prendre conscience, autant de fois que nécessaire, de cette appartenance-là nous libère. C’est un processus : sur chacun et sur chacune d’entre nous, on pourrait poser un panneau qui dirait « Libération en cours. Propriété divine. » Le Dieu biblique est le Dieu de toute les libérations, rendues possibles parce qu’il recrée sans cesse le lien qui nous uni à lui.
Jeudi plusieurs jeunes ont souligné l’importance de la liberté dans leur cheminement de foi, et ce n’est sans doute pas un hasard : ce que nous avons reçu, et que nous avons à transmettre, c’est cette liberté offerte, ou plutôt cette libération en travail. Non pas une liberté illusoire qui voudrait se penser autonome, complètement indépendant des autres, comme le mythe délétère du self-made-man voudrait nous le faire croire, mais une liberté qui, reconnaît notre dépendance première et notre interdépendance, une liberté qui est libération de ce qui enferme. Une liberté qui est à la fois un don et un engagement : Jésus poursuit sa prière en rappelant qu’il envoie ses disciples, qu’il nous envoie dans le monde, pour être à leur tour, à notre tour, des messagers et des messagères – des anges en langage biblique – du salut originel et de la libération offerte. Dieu n’a que nous pour le faire ici et maintenant ! Nous sommes la continuation de son amour pour le monde. Cela ne fait pas de nous des parfait.es, mais des hommes et des femmes en marche, apprenant à vivre la liberté offerte, la vie éternelle. Cette liberté-là lutte contre l’éparpillement intérieur : en ramenant toutes nos appartenances au caractère secondaire qui est le leur, elle rend possible un chemin vers l’unité intérieure – que nous soyons un, comme le Père et le Fils sont un. Elle lutte aussi contre le morcellement extérieur : en rappelant que tous et toutes nous avons notre origine en Dieu, elle rend possible une union qui n’est pas fusion.
Cette liberté-là n’est pas le fruit de nos efforts, mais l’oeuvre de celui qui est Père, Fils et Esprit et qui nous tendrement l’appartenance première qui est la nôtre : tu es mon enfant bien-aimé.e ! Notre tâche à nous n’est pas de nous libérer, mais de vivre cette libération offerte, de vivre en étant à Dieu, de Dieu.
Amen