Prédication
Il vous est certainement déjà arrivé de vivre une situation de grande confusion intérieure ou extérieure dans votre vie. Peut-être même est-ce votre cas maintenant. Vous savez, une de ces situations où on passe par des montagnes russes émotionnelles, où on croit un moment avoir tout compris dans une sorte de fulgurance… pour s’apercevoir l’instant d’après – ou quelques jours ou semaines plus tard – qu’il n’en est rien, où on vit des choses très intenses dont on sent qu’il y a quelque chose à tirer mais qu’on ne sait comment les inviter dans notre vie quotidienne. On ne sait plus trop bien qui on est, comment s’organise le monde autour de nous, quelles y sont notre identité et notre place et nos manières de voir sont bouleversées. Ce peut être un deuil, une naissance, la perte d’un travail, la réussite tant attendue d’un diplôme, une maladie, l’arrivée de la retraite, un voyage, une rencontre amoureuse… Dans ces situations, on est en quelque sorte comme un animal qui mue et laisse son ancienne peau, sans avoir encore trouvé la nouvelle peau. C’est un moment plein de fragilités et de potentialités.
Un moment de grande confusion, c’est ce que traversent les disciples de Jésus de Nazareth au moment où nous les retrouvons, à la toute fin de l’évangile de Jean. On avait d’ailleurs cru qu’on ne les retrouverait plus, que l’évangile était fini à la fin de chapitre 20… et voilà que non. La confusion nous fait ça aussi : on croit identifier une étape importante… et on s’aperçoit ensuite qu’étape il y bien eu, mais pas au moment où l’on croyait, ni de la nature qu’on avait cru. Eux ont pas mal perdus : ils avaient tout quitté pour suivre Jésus qui les avait appelés, puis Jésus s’est laissé mettre à mort et ils avaient cru tout perdre. Ensuite il s’est manifesté à nouveau, ayant traversé et vaincu la mort. Ont-ils pour autant tout retrouvé ? Que faire de tout ça maintenant ? Comment vivre avec ? Les premières apparitions du ressuscité les ont à peu près convaincus qu’il a bien vaincu la mort, mais cela n’a pas encore beaucoup de sens pour eux.
Et d’ailleurs même le narrateur semble s’y perdre dans son compte de manifestations, comme si lui aussi était encore dans cette confusion, des années après, ou comme s’il voulait que nous vivions nous aussi un peu de leur confusion. Il nous explique que c’est la troisième fois que le ressuscité se manifeste, alors que c’est la quatrième manifestation qu’il raconte : celle à Marie de Magdala, puis les deux dans la chambre haute, et enfin celle-ci au bord de la plage. Sans compter que le chapitre précédent avait laissé entendre que d’autres manifestations encore avaient eu lieu.
Dans notre chapitre, celui qui incarne à la fois la confusion et la recherche de moyens d’en sortir, c’est Simon-Pierre. C’est sur lui qu’est la focale. Et constamment, le narrateur l’appelle Simon-Pierre, comme pour nous indiquer justement que Simon-Pierre est entre deux moments, deux identités, en recherche d’une nouvelle manière d’habiter ses deux noms et d’une nouvelle place.
Comme tous les autres, Simon-Pierre est passablement déboussolé par l’arrestation, la mort et la résurrection de Jésus, mais il ne sait pas encore très bien quoi faire de tout ça. Il sent pourtant qu’ils ne peuvent plus rester enfermés dans cette salle où Jésus les a déjà retrouvé deux fois. Ils sont donc 7 à se retrouver au bord du lac de Galilée, là où tout avait commencé. Peut-être que c’est un bon point de départ quand nous cherchons un chemin : retourner là où tout avait commencé, là où nous avions senti l’élan, l’appel, et refaire des gestes familiers.
Non pas pour reprendre comme si rien ne s’était passé depuis, mais pour retrouver un ancrage, et peut-être pour ressentir à nouveau quelque chose de cet élan. C’est ce que fait Simon-Pierre, et les autres à sa suite, en retournant pêcher. Dans leur cas, cette tentative est ratée : ils ne pêchent rien. Bien sûr ce n’est sans doute pas la première fois que leurs filets reviennent à vide, mais que ce soit précisément cette nuit-là… c’est une espérance déçue de plus, comme si cette vie là leur était fermée aussi désormais. Ils ne sont plus ni disciples de Jésus de Nazareth, ni pêcheurs. Où aller maintenant ?
La réponse leur est donnée par Jésus lui-même, depuis la rive. Il voit leur errance et il leur trace la voie de sortie : jeter le filet côté droit et venir partager un repas préparé par lui. Pour le dire autrement : refaire les mêmes gestes oui, mais pas tout à fait quand même, et recevoir le soutien de celui qu’ils croyaient perdu pour eux, parti vers d’autres cieux et d’autres missions. Les disciples pensaient visiblement devoir ne plus compter que sur eux-mêmes : bien sûr, le ressuscité a sans doute d’autres choses à faire que de s’occuper d’une poignée d’amis pas très glorieux. Mais voilà qu’ils découvrent que non, ils ne sont pas seuls. Jésus est encore là pour eux, un chemin commun est encore possible.
Cette dernière apparition du ressuscité dans l’Evangile de Jean n’est plus « simplement » une affirmation du miracle de la résurrection, mais une recherche du sens qu’elle peut avoir dans la vie de tous les jours des disciples. La scène ressemble, vous l’avez peut-être perçu écoutant les lectures tout à l’heure, au tout début de l’Evangile de Jean, quand Jésus rencontre et appelle ses disciples. C’est maintenant le ressuscité qui appelle ses disciples à le suivre.
Au début de l’évangile de Jean, le Baptiste désigne Jésus à deux de ses propres disciples : « voici l’agneau de Dieu », et les disciples se mettent à le suivre, puis vont raconter à d’autres ce qu’ils ont vécu. Ensuite Jésus appelle lui-même d’autres disciples du fameux « toi, suis-moi ». Ici, à la toute fin, c’est l’un des disciples, le bien-aimé, un autre Jean, qui identifie Jésus pour ses camarades : « C’est le Seigneur ». Et ils s’approchent, Simon-Pierre en se jetant à l’eau, les autres à la rame. Jésus appelle ses disciples à venir, à s’approcher de lui, à se nourrir de la nourriture qu’il leur a préparée, comme lors du dernier repas. C’est dans le compagnonnage du quotidien qu’il leur propose de prendre ce nouveau départ. Oui, ils ont été pêcheurs et ils peuvent le redevenir, mais cela ne suppose pas nécessairement de perdre le lien avec celui qui les a aimé toutes ces dernières années. Oui Jésus a changé, son mode de présence n’est plus le même, mais ils peuvent encore compter sur la présence de Jésus dans le plus quotidien de leur vie.
Et cette présence reste, comme elle l’a toujours été, une présence guérissante : parfois dérangeante et un peu douloureuse, mais toujours orientée vers la vie ! La suite du récit se centre sur le processus de guérison de Simon-Pierre. Guérison d’abord de la blessure liée à la prise de conscience de sa propre lâcheté lors de la terrible nuit de l’arrestation. Guérison plus profonde de son besoin d’être le premier et le préféré ensuite.
En répétant par trois fois « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? », Jésus manifeste à Simon-Pierre qu’il peut cesser de s’en vouloir et que leur relation reste. Dans le grec, cela s’entend très bien. Les deux premières questions de Jésus : « Pierre, m’aimes-tu ? » sont formulées avec le verbe agapein, celui de l’amour divin, l’amour sans condition. Et Simon-Pierre répond avec le verbe philein, le verbe de l’amour amical, ce que j’ai rendu dans la traduction par « tu sais que j’ai de l’affection pour toi ». Il y a un décalage entre l’idéal de Simon-Pierre, qui voudrait aimer Jésus plus et mieux que tous les autres, être le premier disciple et le préféré... et ce qu’il peut réellement offrir : un amour sincère, et pourtant parfois défaillant, comme tout amour humain.
Mais ce décalage n’est pas un obstacle à l’amour du Christ. À chaque réponse décalée et honnête de Pierre, Jésus lui redit sa confiance : par trois fois il lui confie la responsabilité de prendre soin des autres. Ce n’est pas parce que Pierre se croit insuffisant et indigne de confiance qu’il l’est aux yeux du ressuscité, ce n’est pas parce qu’il n’a pas été parfait qu’il n’a rien à dire de Jésus à d’autres… au contraire ! Jésus, dans sa dernière question, utilise le même mot que Pierre : « Pierre, as-tu de l’affection pour moi ? » Philein. Et Pierre répond à nouveau oui. Et la confiance est redite à nouveau.
C’est après cet échange seulement, comme pour lui montrer comment endosser la responsabilité qu’il vient de lui confier et qu’il avait déjà de fait puisque c’est Simon-Pierre qui avait entraîné les disciples sur le lac, que Jésus l’invite à le suivre. Au début de l’évangile, c’est son frère, André, qui avait invité Simon à venir rencontrer Jésus. Il avait été accueilli par un changement de nom, « tu seras appelé Pierre », mais pas par une invitation à suivre Jésus. Maintenant, le ressuscité lui rappelle son nom de d’origine et sa filiation. Il l’appelle « Simon, fils de Jean » et non pas Pierre, ni même Simon-Pierre. En le renvoyant à cette identité, Jésus lui manifeste qu’il n’a pas à se faire ou se vouloir autre que ce qu’il est pour être aimé et accepté de Jésus : Simon fils de Jean est aimé de Jésus, quelles que soient ses défaillances, même s’il lui a été difficile d’endosser la fiabilité et la solidité associée à son titre de « Pierre ». Simon fils de Jean est aimé de Jésus, et cela lui donnera de quoi devenir le Pierre qu’il est déjà un peu.
Mais Simon-Pierre semble avoir un constant besoin de réassurance qui n’est pas sans rappeler le nôtre… Alors que Jésus vient de lui confier la responsabilité de prendre soin des autres comme de lui-même, alors qu’il vient de l’inviter à le suivre comme ressuscité avec autant d’enthousiasme qu’il l’a suivi comme Jésus de Nazareth, il a encore un moment de doute : « suis-je bien ton bien-aimé ? » Oh bien sûr il ne le formule pas comme ça. Il demande ce qui arrivera au disciple bien-aimé, celui qui était au pied de la croix, celui qui est arrivé le premier au tombeau et qui a compris tout de suite, celui qui a reconnu Jésus le premier sur la rive, celui qui semble avoir été le meilleur élève de la classe des disciples et devoir recevoir la confiance du Christ ressuscité. Je vois là l’expression d’une peur souvent présente dans nos moments de confusion : la peur de ne pas avoir de place. Pour Simon-Pierre, la peur de ne pas mériter cette place magnifique qui lui est faite dans l’amour de Jésus.
Et Jésus de lui répondre doucement : « que t’importe ? » Oui, que t’importe si je l’aime ? L’amour que j’ai pour lui n’enlève rien à l’amour que j’ai pour toi ! L’amour que j’ai pour lui se manifeste autrement que l’amour que j’ai pour toi. L’amour qu’il a pour moi le conduit à d’autres tâches que les tiennes, parce que vous êtes différents. Tu es aussi le disciple que j’aime. Que t’importe, cesse de te comparer, cesse de compter l’amour : mon amour n’est pas une ressource finie ou périssable : je le donne tout entier à chacun de vous.
Et Simon-Pierre peut alors réellement sortir de sa confusion et prendre un nouveau départ, comme il a certainement dû en prendre d’autres par la suite, qui ne nous sont pas racontés. Sortir de la confusion, ce n’est pas retrouver d’un seul coup la clarté absolue, mais retrouver la confiance que l’aube viendra et que la lumière grandira.
Comme les disciples, quand nous sommes perdus, quand nous avons l’impression de tourner en rond ou que nous nous sommes trompés, ce n’est pas la fin : c’est un nouveau commencement. Chaque fin est un nouveau commencement. Et chaque nouveau commencement est un nouvel appel : « Toi, suis moi : Il n’y pas besoin d’être un autre que ce que tu es : tu es un enfant bien-aimé de Dieu, et à ce titre tu es aimé de Dieu. Toutes les autres étiquettes que tu te colles sont secondaires. »
L’évangile commence avec l’appel des disciples par Jésus de Nazareth ; il se termine par l’appel des disciples par le Christ ressuscité. Mais cette fin ne clôt pas l’histoire, elle en ouvre un nouveau chapitre : celui qui n’est pas encore écrit. Car le ressuscité continue d’appeler des disciples. Non pas des disciples parfaits qui comprennent tout d’un seul coup, mais des disciples, qui entendront l’appel autant de fois que nécessaire, comme Simon-Pierre. Entendez-vous son appel ?
Amen