Choisir Dieu par amour pour celles et ceux qu’on aime

Saint-Pierre, Genève

Prédication

Toutes et tous, nous nous sommes engagé.es tout à l’heure à être pour Elisabeth des témoins de l’amour de Dieu, chacun.e depuis la place qui est la nôtre dans sa vie : vous sa famille et ses proches au quotidien, nous, l’église locale, dans notre manière d’annoncer l’Evangile et de le vivre au quotidien. Être témoins, c’est aussi notre responsabilité non pas seulement auprès d’Elisabeth, mais de toute personne. Et c’est surtout un immense défi ! On le comprend parfois comme une exigence à avoir une vie aussi parfaite que possible, une manière de parler de Dieu qui soit aussi juste que possible. C’est louable bien sûr… mais c’est dangereux aussi : se fixer cela comme objectifs risque fort de nous empêcher de vivre ce qui permettrait de les atteindre parce qu’on tombe dans le contrôle, dans le faire, plutôt que dans l’être.

Or le plus important dans notre témoignage, c’est de vivre ce que nous avons à vivre, avec Dieu, sans y penser en quelque sorte. C’est cela qui rayonnera cet amour et cette lumière qui seront le témoignage dont Elisabeth, et tant d’autres enfants de tous les âges ont besoin.

Si on regarde Noémie selon ces objectifs de vie parfaite et de bien parler de Dieu, elle est franchement un mauvais témoin :

  • sa vie marquée par le malheur ne semble pas refléter un amour particulier de Dieu pour elle ;
  • elle attribue à Dieu ce malheur, le rendant responsable de sa douleur ;
  • et en plus, cohérente avec cette compréhension de sa vie et de son Dieu, elle cherche à dissuader Orpa et Ruth de la suivre et de choisir son Dieu plutôt que les dieux de leur peuple.

Franchement, si Noémie présentait ça comme stratégie missionnaire dans n’importe quelle Église, elle serait au minimum priée de revoir sa copie pour présenter une stratégie plus efficace, voire carrément renvoyée.

Et pourtant… pourtant Ruth s’attache à Noémie et choisit d’honorer son Dieu, d’aller vers son peuple. Et elle deviendra la grand-mère du roi David, manière de souligner l’importance de cette histoire en apparence insignifiante. Alors, Ruth est-elle folle ? Ou a-t-elle su discerner quelque chose chez Noémie au-delà des apparences ? Qu’est-ce que tout cela nous dit sur notre propre témoignage ?

Tout avait mal commencé dans cette histoire : une famine en Terre promise, cette terre que Dieu avait promise à son peuple ruisselante de lait et de miel, terre de l’abondance, oblige Ebimelek et Noémie à partir au pays de Moab avec leurs deux fils. Mais en fait, peut-être que tout avait mal commencé bien avant ça ? Elimelek – Dieu est mon roi – et Noémie – celle qui a du bonheur, celle qui est gracieuse – ont nommé leurs fils Maclon – maladie – et Kiljon – dépérissement. Charmants prénoms n’est-ce pas ? Le moins qu’on puisse dire c’est que le récit insiste lourdement sur ces prénoms qui portent en eux le pressentiment de la tragédie. Maclon et Kiljon ne sont cependant pas les premiers à mourir : c’est d’abord Elimelek, Dieu est mon roi. Lui avait pourtant à première vue un prénom porteur de bénédiction. Mais pas nécessairement en y regardant de plus près : peut-être Dieu n’est-il pas roi ? En tout cas pas roi comme les rois humains, tout puissant, prétendant au droit de vie et de mort sur ses sujets, les déplaçant comme des objets au gré de ses intérêts. Ou peut-être que Dieu n’est pas seulement « mon roi » ? Dieu est toujours à partager d’une certaine manière, il ne peut pas être mon Dieu exclusivement. « Dieu est mon roi est peut-être une manière plus fausse qu’il n’y paraît de parler de Dieu, une manière qui éloigne des chemins de vie.

En tout cas, « Dieu est mon roi », « Maladie » et « Dépérissement » morts, ne restent que les trois femmes. L’une Noémie, désespérée, et les deux autres, Orpa et Ruth, à peine moins, et toutes trois dans une position sociale extrêmement délicate et fragile : veuves sans enfants, elles n’ont d’autre possibilité que de se trouver très vite un homme sous la protection duquel se placer – un père, un oncle, un frère, ou un mari. Noémie ne peut rien pour ses belles-filles, et pas grand-chose pour elle-même, trop âgée pour retourner chez un père sans doute décédé comme pour trouver un mari. La seule issue qu’elle peut trouver c’est donc de se séparer et que chacune cherche à s’en sortir de son mieux.

Ses dernières paroles pour ses belles-filles tâchent pourtant, dernier geste d’amour, d’appeler sur Orpa et Ruth la bénédiction de Dieu. Démarche paradoxale en apparence seulement : Noémie pense devoir son malheur à ce Dieu-là, mais est consciente que ce même Dieu peut tout aussi bien faire le bonheur, et elle place ses belle-filles sous ce qu’elle espère être sa protection.

Dans cette famille blessée, mutilée, les liens d’amour dont témoignent cette bénédiction semblent la seule chose solide précieuse à laquelle se raccrocher. Mais Noémie ne va pas au bout de cette intuition, renvoyant Orpa et Ruth à leur destin, accentuant ainsi leur désespoir, qui s’exprime par des larmes abondantes.

Orpa finit par céder à la demande désespérée de Noémie et par suivre son propre chemin, que le récit abandonne là. Ruth, dont le prénom signifie la compagne, l’amie, reste. Et elle fait plus que rester, elle choisit d’embrasser pleinement ce qu’elle identifie comme le cœur battant de la vie de Noémie, ce qui la tient debout « N’insiste pas pour que je t’abandonne et que je retourne chez moi. Là où tu iras, j’irais. Là où tu t’installera, je m’installerai. Ton peuple sera mon peuple. Ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras je mourrai, et c’est là que je serai enterrée. Je le jure par le nom de l’Eternel, seule la mort me séparera de toi. »

Dans ce court récit de re-création, qu’est le livre de Ruth, il n’est pas bon que Noémie soit seule, et l’Eternel lui fait une vis-à-vis, une compagne. Seule, aveuglée par les larmes, submergée par la douleur qui menace d’engloutir tout espoir, Noémie ne voit plus tout à fait clair dans sa vie, son fondement, son chemin ni son horizon. Le bonheur et la grâce que son nom posent comme horizon de sa vie, elle ne les voit plus. Elle n’y voit plus que Mara, l’affliction, la détresse, l’amertume.

Mais Ruth, la compagne, l’amie, la vis-à-vis, elle, voit autre chose : elle voit l’intuition de la Vie qui porte Noémie, cette intuition qui la pousse à se mettre en mouvement, signe d’une espérance pas tout à fait formulée, pour retourner à Bethléem, la maison du pain, et y trouver de quoi se nourrir. Ruth voit l’amour qui pousse Noémie à vouloir les protéger, elle et Orpa. Elle voit l’amour pour Noémie qui occupe son propre cœur, le désir de vivre qui l’habite. Elle pressent un Dieu qui n’envoie pas le malheur mais qui donne le discernement de trouver le chemin du bonheur. Et elle choisit la vie et le bonheur, presque malgré Noémie. Elle choisit le Dieu d’Israël, malgré ce que Noémie vient d’en dire, parce que le pressent autre : non pas un Dieu de malheur et de mort, mais un Dieu qui se manifeste au cœur de la vulnérabilité, par des mains tendues, des élans d’espérance, et l’amour qui unit. A cet instant, Ruth fait confiance au Dieu de Noémie de manière plus juste que Noémie elle-même.

Alors, qui témoigne auprès de qui dans ce récit ? Noémie témoigne presque malgré elle, et contre ce qu’elle croit avoir compris de Dieu. Du cœur même de sa vulnérabilité et de son désespoir, elle témoigne de Dieu en suivant la voix qui lui dit que Dieu a peut-être encore une vie possible pour elle, en écoutant l’élan qui la jette sur la route de Bethléem.

Ruth, elle, témoigne pour Noémie en choisissant de l’aimer jusqu’au bout, en faisant confiance au Dieu de la vie et de l’à-venir ouvert contre le Dieu de la fatalité et de la mort. Noémie, presque noyée par le chagrin, peut se raccrocher à l’amour, à la confiance et à l’espérance de Ruth.

Ensemble, Ruth et Noémie sont témoins pour nous d’un Dieu qui se rend présent dans l’amour qui nous unit, dans le désir de vivre, de se nourrir, de laisser passer la vie, encore. Elles nous invitent à vivre, simplement, tel.les que nous sommes, sous le regard de Dieu, à le laisser travailler notre pâte humaine, et à recevoir les compagnes et amies qu’il place sur notre route pour nous aider sur la chemin de vie et de bonheur qui est le nôtre. Ce Dieu-là n’est pas un talisman qui écarte tous les dangers, qui protège de toutes les douleurs.

Il est un Dieu qui œuvre pour que ces dangers, ces douleurs, ne nous conduisent pas à la mort. Il est celui qui ouvre les yeux devenus presqu’aveugles au bonheur de Noémie, qui ouvre ses oreilles devenues presque sourdes à tout autre son que celui des larmes, qui rend à ses jambes cassées par la douleur la force de marcher, et qui ouvre ses lèvres jusqu’à ce qu’elles puissent à nouveau dire la joie et l’espérance. Il est celui qui cultive en Ruth l’amour pour Noémie, qui lui donne l’énergie et la confiance pour contrecarrer le désespoir et la lassitude de Noémie et choisir la vie pour elles deux.

Alors oui, tout à l’heure nous nous sommes engagé.es à être témoin pour Elisabeth de l’amour de Dieu. Nous seront pour elle ces témoins, quelles que soient parfois nos douleurs et nos égarements, nos contre-témoignages, comme Noémie a été pour Ruth témoin du Dieu de la vie. Et Elisabeth comme toutes les personnes qui reçoivent le baptême, sera aussi pour nous témoin de l’amour de Dieu, dans la force de vie qui l’habite et l’habitera. C’est notre responsabilité, et c’est aussi la promesse que nous avons reçue. Nous serons les un.es pour les autres des témoins, des compagnes et des compagnons de route, pour aller vers la grâce et le bonheur qui nous précèdent, tous les jours de notre vie.

Amen

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