Comment parler de Dieu ?
Prédication
Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’aller célébrer un culte en prison avec une collègue aumônière. Lors du partage qui a suivi, l’une des femmes qui était là a pris la parole d’une voix un peu tremblante pour dire qu’elle n’osait pas tellement parler de Dieu ou de Jésus autour d’elle, même si elle priait souvent, même si la foi était l’un des fondements de sa vie. Elle nous a expliqué qu’elle n’osait pas parler de Dieu parce qu’elle avait peur d’être trop maladroite, ou inadéquate, dans ses paroles et de dire quelque chose qui pourrait éloigner son interlocuteur de Dieu au lieu de l’en rapprocher.
Cette femme sentait bien toute la difficulté de parler de Dieu : qui sommes-nous pour en parler, pour prétendre le connaître suffisamment pour en parler de manière juste, pour savoir trouver les mots qui sauront rejoindre la personne que nous avons en face de nous ? Comme pasteure, vous pouvez vous douter que je me pose la question plusieurs fois par jour ! Et sans doute vous l’êtes-vous posée aussi, une fois ou l’autre.
Dans les récits bibliques, les personnes qui parlent le plus de Dieu sont les prophètes et les auteurs des psaumes. Ils parlent un peu de Dieu, beaucoup en s’appuyant sur les traces de sa présence dans le passé, mais surtout ils parlent de la part de Dieu, pour dire une Parole de lui sur une situation. On pourrait dire que Dieu s’est tellement approché des prophètes, et qu’ils se sont tellement approchés de lui, qu’ils savent ce qui est le plus important et ce qu’il faut dire de sa part. Parfois, le message de Dieu est un avertissement pour le peuple s’il ne vit pas de la meilleure des façons. Parfois, Dieu a un message d’espoir pour le peuple qui traverse des temps difficiles. Parfois, ce message parle de faire toute chose nouvelle.
Il y a dans les textes bibliques bien des prophètes, et tous ne disent pas la même chose. On en a aujourd’hui un bon exemple avec ce que disent respectivement Esaïe et Jean le Baptiste. Esaïe dans le passage qui nous est donné à lire en ce deuxième dimanche de l’Avent, qui date de la fin des années 500 avant notre ère, annonce un message d’espérance : un roi – descendant de Jessé, le père du roi David – va venir, qui rétablira la justice dans le pays. La justice, ici, c’est l’attention aux petites gens, aux faibles, aux enfants et la conversion des prédateurs, des dominants et des puissants à un mode de relation plus paisible et égalitaire. L’ourse reste une ourse, mais elle dévore plus la vache, elle entre en amitié avec elle. Jean le Baptiste, des siècles plus tard, prêche un baptême de conversion, de repentance, et annonce la destruction des méchants, représentés par les sadducéens et les pharisiens et la venue d’un plus puissant que lui qui ne se contentera pas d’eau mais amènera le feu et la hache.
Si on s’arrête là, on peut légitimement se demander d’une part si Jean et Esaïe parlent bien de la même personne, envoyée par le même Dieu, et d’autre part pourquoi on met ces deux textes côte à côte.
Si on s’arrête là, et si on oppose Esaïe au Baptiste, franchement je choisis Esaïe. Je n’ai pas grand sympathie pour Jean qui a l’air si sûr de lui et qui annonce la fin du monde pour ceux dont il est sûr qu’ils sont une « engeance de vipère ».
Mais je crois qu’il faut pousser un peu plus loin… comme souvent quand on se plonge dans les récits bibliques. Il faut pousser un peu plus loin peut-être justement parce qu’on nous propose ces deux textes ensemble, côte à côte. Ce n’est pas moi qui les ai choisis pour ce matin, c’est le lectionnaire qui nous les propose ensemble. On voit bien pourquoi : les deux annoncent la venue d’une figure messianique que la tradition chrétienne a identifiée à Jésus de Nazareth, le Christ. Lire ces textes d’annonce pendant la période de l’Avent fait sens. Ce qui est plus surprenant, c’est de mettre côte à côte des textes qui semblent se contredire, ou au moins partir dans des directions très différentes, entre un roi qui apportera la justice et la paix eschatologique, et un messie qui apportera la hache et le feu et annonce la colère de Dieu. Faut-il donc choisir ? Essayer d’évaluer lequel est le plus proche de la vérité ?
Je crois plutôt que la tension provoquée entre les deux textes est en elle-même significative et féconde : ni l’un ni l’autre ne peut contenir la vérité de qui est Dieu et de son projet pour l’humanité et pour le monde. Pris isolément, l’un comme l’autre se trompe et propose une image faussée. Et même pris les deux ensemble, ils ne disent pas le tout de Dieu, qui dépasse toujours ce que nous pouvons en dire. Mais au moins dans la pluralité des voix et des compréhensions, on s’approche un peu plus, un peu mieux.
Par ailleurs, ni Esaïe ni Jean ne se réduisent aux extraits que nous lisons aujourd’hui. Quelques lignes plus haut, on trouve dans Esaïe des annonces de destruction du pays sous la forme d’un incendie qui courra dans les forêts opulentes. Et Jean est particulièrement dur avec les prêtres et les pharisiens, précisément ceux qui prétendent avoir compris qui est Dieu, ce qu’il veut, et ce qu’il faut faire pour lui obéir et lui plaire. Il l’est nettement moins avec les gens ordinaires qui viennent lui demander le baptême comme un geste qui marque leur volonté de se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu.
Esaïe s’adresse à un peuple troublé, qui ne sait sous la protection de quelle grande puissance se placer, et au sein duquel de grande inégalités créent des souffrances flagrantes. Jean s’adresse à un peuple occupé qui espère une délivrance. Tous deux parlent d’un Dieu qui se soucie de son peuple, qui s’intéresse à lui, qui a pour lui des projets de vie, de paix et de justice. Tous deux évoquent un jugement qui est une bonne nouvelle. Car si le texte d’Esaïe commence par la vision d’un rameau qui jaillit d’une souche… c’est parce que l’arbre a disparu, coupé ou incendié – pas si loin donc de la hache et du feu dont parle Jean. Dans les deux cas, c’est un effet du jugement divin, qui vient séparer entre ce qui porte encore la vie ou la possibilité de la vie et ce qui ne porte que la mort. Jean utilise l’image du vannage, opération par laquelle on sépare le grain comestible de toutes ses enveloppes non consommables. Le jugement met à part ce qui porte ou portera la vie pour en prendre soin, afin que la vie puisse jaillir, porter du fruit, comme ce rameau du tronc de l’arbre de Jessé. Et ce qui ne porte plus rien que la mort est coupé, brûlé, réduit en cendre, donc rendu à nouveau fertile. Là est la bonne nouvelle, c’est qui fait qu’on peut chanter à Taizé sereinement « allume en nous le feu qui ne s’éteint jamais » : ce feu est une bonne nouvelle car il transforme ce qui menaçait de répandre la mort en cendre fertile.
Jean insiste plus sur le moment du jugement, sur la destruction de ce qui risque de mener à la mort. Esaïe met l’accent sur la vie qui pourra alors jaillir à nouveau, là où rien ne semblait possible, une vie meilleure, plus juste, plus proche de l’espérance de Dieu. Car la vie nouvelle que dépeint Esaïe n’est pas un retour à la vie d’avant le passage du jugement, mais bien une vie autre, inimaginable, inconcevable depuis l’autre côté du jugement.
Il nous faut donc la voix d’Esaïe comme celle de Jean, et encore beaucoup d’autres voix bibliques et non bibliques pour comprendre qui est ce Dieu qui parle ainsi, qui est cette figure qu’on appelle le Messie qui était annoncé et qui est venu, sous la forme d’un nouveau-né vulnérable, confié à notre espérance et à notre amour.
Oui, il nous faut cette polyphonie pour comprendre un peu plus, un peu mieux, comment vivre en enfant de ce Dieu-là. Et pour oser en parler, en témoigner, pour que d’autres puissent le découvrir.
Cette jeune femme qui confiait sa retenue à parler de Dieu avait raison : il faut être prudent-e quand on parle de Dieu… et sans doute qu’une des manières de déformer le moins possible le visage de Dieu que les bergers et les mages ont contemplé à Bethléem, c’est d’abord de s’arrêter et de se taire pour se mettre à l’écoute, pour contempler et se recueillir. Et puis d’en parler à plusieurs, de laisser résonner ensemble les différentes voix bibliques. Et d’y joindre les nôtres. C’est ainsi que quelque chose de Dieu peut se dire à travers nous, quelque chose qui nous échappe et nous dépasse souvent, et qui dit la vie qui jaillit, là où rien ne semble possible.
Amen