La foi ne protège pas du malheur... elle promet qu'il n'aura pas le dernier mot sur nous
Prédication
Que celui ou celle qui n’a jamais consulté un horoscope jette aux disciples la première pierre… Comme tous les êtres humains, les disciples d’hier et d’aujourd’hui s’interrogent sur l’avenir. Nous sommes très conscients du caractère transitoire de la vie telle que nous la connaissons. Et comme les disciples, nous sommes très ambigus : d’un côté nous espérons la fin de tout ce qui fait souffrir, pour entrer dans une autre réalité d’où la souffrance sera absente. D’un autre côté, nous nous accrochons à ce qu’il y a de beau dans l’expérience présente et nous sommes terrorisés à l’idée du moment où tout cela nous sera retiré. Tenter de connaître l’avenir, chercher des signes qui annoncent ce que sera l’avenir, ce sont des manières de reprendre le contrôle sur ce qui à la fois nous fascine et nous fait peur et qui dans tous les cas nous échappe.
Évidemment ce qu’on espère quand on interroge l’avenir, quand on cherche à le connaître, c’est que quelqu’un nous dise que ça va aller. Que les beaux moments seront les plus nombreux, que les moments difficiles seront brefs, qu’ils auront une fin. Car c’est cela qui nous fait peur : une souffrance à venir, et dont on souffre déjà à l’avance, une souffrance dont on ne connaîtrait ni le début, ni la fin. Ou une souffrance déjà là… dont on ne voit pas la fin ou, pire, dont on craint qu’elle ne s’aggrave. Si vous avez mal quelque part, c’est difficile à chaque instant. Chaque instant seul serait supportable. Par contre ce qui est insupportable, c’est de repenser à la douleur passée, de se représenter que cette douleur va durer, et qu’on ne sache pas jusqu’à quand elle va durer. Notre cerveau est conçu pour appréhender le temps qui passe et ne peut s’empêcher de se représenter le passé et l’avenir. Alors la souffrance devient insupportable, parce qu’elle a duré, parce qu’elle va durer et qu’on ne sait pas jusqu’à quand.
Quels seront les signes de ton avènement et de la fin du monde interrogent les disciples ? Sans doute derrière y a-t-il deux souhaits : d’abord que la fin des temps vienne vite, puisqu’elle rectifiera tout ce qui ne va pas dans le monde aujourd’hui. Ensuite que puisqu’elle doit apporter le règne de Dieu, donc le meilleur possible, elle s’annonce par des signes positifs. Jésus douche ces espoirs fragiles : Que de souffrances annoncées dans ces versets ! Les bouddhistes disent parfois que les vie est souffrance. Je ne partage pas une affirmation aussi massive – sinon je ne serai pas aujourd’hui parmi vous comme pasteure de l’EPG – mais à lire l’enseignement de Jésus, on pourrait penser au premier abord que lui la partage ! C’est qu’il y a du vrai dans l’affirmation bouddhiste : il y a dans toute vie humaine une part de souffrance. Et la foi ne protège de rien. Nous voudrions qu’il en soit autrement bien sûr. Mais dans notre monde en création, la souffrance reste inextricablement mêlée à la vie. Même pour celles et ceux qui ont la foi chevillée au corps. Jésus ne peut pas dire autre chose. Et ce n’est pas la bonne nouvelle que ses disciples attendaient. Ce n’est pas la bonne nouvelle que nous attendions. Car au creux de ces difficultés, de ces douleurs, nous espérons autre chose.
Jésus annonce un flot de mauvaises nouvelles, qui ont toutes un caractère très général. Je ne suis pas loin de penser que sa réponse ressemble aux horoscopes qui sont tellement vagues que tout le monde peut s’y retrouver. Chaque époque se retrouve dans la description que Jésus donne des signes de la fin des temps : des guerres, des gens qui souffrent sans raison, des trahisons, de la haine, des discours manipulateurs, es famines, des catastrophes naturelles. Est-ce que ce n’est pas ce que chaque génération humaine vit et a vécu dans le passé ? Les disciples reconnaissent leur époque, nous y reconnaissons la nôtre…
Si Jésus ne donne pas une description hyper détaillée et précise, s’il s’en tient à reprendre les images les plus courantes et générales qui circulaient dans l’abondante littérature apocalyptique de l’époque, c’est qu’il ne veut pas détourner ses disciples ni qui que ce soit de ce qui est là maintenant, de ce qu’il y a à vivre de l’amour de Dieu déjà offert ici et maintenant. Or ces élucubrations sur la fin des temps, sur ce qui va venir, détournent l’attention.
Il commence d’ailleurs sa réponse par un avertissement : « prenez garde que personne ne vous séduise » Et en particulier ceux qui annoncent des tribulations sans fin et font régner la peur du présent comme de l’avenir. Cet avertissement revient à plusieurs reprises, car c’est un danger majeur : ne pas se laisser happer, séduire, par ce qui en nous, ou autour de nous, cherche à dominer l’angoisse de l’avenir par des explications simplistes à base de récompense et de punition de notre comportement. Gare aux voix intérieures ou extérieures qui nous disent : ‘bien sûr que si tu fais tout bien comme il faut tu seras protégé.e’. Ou bien : ‘Bien sûr que s’il t’arrive malheur c’est que Dieu t’éprouve, ou te punit, ou t’apprend quelque chose’. Ou bien encore : ‘plus rien n’a de sens, laisse tomber, baisse les bras’.
Ces voix sont dangereuses car elles nous donnent l’illusion d’un contrôle sur Dieu, d’un contrôle sur le déroulé des choses. Nos actes et nos paroles ont de la valeur, de l’importance. Nous pouvons par nos paroles, par nos gestes, ajouter du malheur au malheur, de mal au mal, du désespoir au désespoir. Ou nous pouvons mettre de l’espérance dans le malheur, de l’amour dans le mal, de la confiance dans le désespoir. Mais ces actes, ces paroles, ne conditionnent pas la part de bonheur ou de malheur à venir.
En mentionnant que les malheurs viendront oui, et même qu’ils frapperont chacun, quels que soient ses mérites, Jésus ne cherche pas à déprimer son auditoire d’hier ni à nous déprimer nous, mais à nous faire toucher du doigt la Bonne nouvelle qu’il apporte. Car il y en a une dans tout ce malheur annoncé. Contrairement à ce que voudraient faire croire les faux prophètes qui prospèrent sur la peur de l’avenir et monnaient d’une façon ou d’une autre leurs recettes pour s’assurer le meilleur avenir possible, la foi ne protège de rien. Croire en Dieu n’empêche pas d’être pris dans la tempête de la guerre, de tomber malade, de voir souffrir puis mourir un proche, ça n’empêche pas de voir un malheur s’ajouter encore à un autre malheur. Ça n’empêche même pas de souffrir de tout cela. Les croyants et les croyantes se tordent les mains et pleurent comme les autres. Croire en Dieu, c’est lui faire confiance, même si bien souvent cette confiance est vacillante, pour que cette guerre, cette maladie, cette souffrance ne nous engloutisse pas. Pour que notre être profond soi gardé de tout mal, même quand nous sombrons dans la dépression, dans la maladie. C’est lui faire confiance, même si bien souvent cette confiance est vacillante, pour que la force nous soit donnée de traverser cela, d’y construire un sens, d’y vivre déjà quelque chose de l’ordre du royaume. C’est lui faire confiance pour être de notre côté dans ce gouffre, pas du côté de ce qui nous y a poussé, pour être avec nous jusqu’au fond de ce gouffre, et pas en haut à nous regarder de loin.
La nouvelle présidente de notre Église, Eva di Fortunato, a envoyé à tous les collaborateurs de l’EPG un livre d’Edith Eva Eger, une survivante des camps de concentration. En voici quelques lignes qui disent cette confiance, cette espérance : « Magda a perdu sa foi. Elle et beaucoup d’autres. ‘Je ne peux croire en un Dieu qui laisserait tout ceci advenir’ disent-ils. Je comprends ce qu’ils veulent dire. Et pourtant, je n’ai jamais eu aucun mal à voir que ce n’est pas Dieu qui nous tue, dans des chambres à gaz, des fossés, des falaises, ou sur 186 marches de pierre blanche. Dieu ne dirige pas les camps de concentration. Des humains le dirigent. Mais ici, [sur ces marches de pierre blanche encombrées de corps sans vie] c’est de nouveau l’horreur et je ne veux pas y céder. Je me représente Dieu comme un enfant qui danse. Alerte, innocent et curieux. Je dois l’être aussi si je veux me rapprocher de lui, en cet instant. J’ai envie de maintenir en vie cette part de moi-même qui ressent l’émerveillement, qui s’émerveille jusqu’à la toute fin. Je me demande si quelqu’un sait que je suis ici, sait ce qui se passe, qu’il existe un endroit tel qu’Auschwitz, que Mauthausen ? Je me demande si mes parents peuvent me voir, à cet instant. Je me demande si Eric peut me voir. Je me demande de quoi un homme nu a l’air. Je suis entourée d’hommes. Des hommes qui ne sont plus en vie. Cela ne blesserait plus leur amour propre que j’aille regarder. La transgression, je m’en convaincs, serait de renoncer à ma curiosité. » (p. 111)
Oui, dans toutes ces épreuves, toutes ces douleurs, toutes ces souffrances, Dieu se fait proche, Dieu ouvre des chemins que nos intelligences humaines n’ont pas prévus, n’ont pas imaginés, Dieu relève ce qui en nous tombe, recueille ce qui en nous s’effondre sous la fatigue du malheur. Il est celui qui nous souffle une direction, un sens, une espérance, même ténue, même fragile, au milieu de l’absurdité qui nous menace. Il est celui qui garde ouverte la possibilité du choix de la vie même dans la vallée de l’ombre de la mort. Quelques mots encore d’Edith Eva Eger, à propos d’un homme qu’elle a accompagné :
« Il serait toujours un homme dont le père le frappait et l’humiliait quand il était jeune, que sa femme trompait. Tout comme je serai toujours une femme dont la mère et le père ont été gazés, incinérés et réduits en fumée. Jason et moi serons toujours ce qu’est chacun de nous, un être porteur de souffrances. Nous ne pouvons effacer la douleur. Mais nous sommes libres d’accepter qui nous sommes et ce qui nous a été infligé, et d’évoluer. » (p. 322-323)
Le Dieu de Jésus Christ, le Dieu auquel il nous invite à faire confiance, n’est pas le Dieu qui élimine d’un coup la souffrance dans le monde, pas même pour les bons. Il n’est pas non plus le Dieu qui se contente d’expliquer la souffrance comme étant le résultat d’actions passées, ni celui qui renonce face à la souffrance. Il est le Dieu qui s’offre face à la souffrance, jusqu’à mourir sur la croix en Jésus. Il est celui qui au plus profond de la mort maintient la flamme de la vie, jusqu’à la résurrection. Il est celui qui toujours, choisit la vie, et nous invite à la choisir avec lui.
« Je dépose la pierre sur la parcelle de terre où se situait mon baraquement, où j’ai dormi sur un châlit en bois avec cinq autres filles, où j’ai fermé les yeux aux accords du Beau Danube bleu, où j’ai dansé pour avoir la vie sauve. Vous me manquez, dis-je à mes parents. Je vous aime. Je vous ai toujours aimés.
Et au vaste complexe de la mort qui a consumé mes parents et toute une multitude d’êtres, à la salle de classe de l’horreur qui recelait encore quelque chose de sacré à m’apprendre sur comment vivre – que j’ai été prise pour victime, mais que je n’en suis pas une, que j’ai été blessée mais pas brisée, que l’âme ne meurt jamais, que le sens et la raison peuvent émaner du plus profond, au cœur de ce qui nous fait le plus mal – je prononce mes ultimes paroles. Au revoir, dis-je. Et : je vous remercie. Je vous remercie pour la vie, et pour l’aptitude d’enfin accepter la vie qui est. » (p. 371-372)