La folle espérance de Dieu
Prédication
Qu’avez-vous entendu en premier lieu dans ce passage ? La menace diffuse de punition ou de vengeance qui pèse sur les vignerons ? Ou la folle espérance du propriétaire ? Ou peut-être les deux ? Car les deux sont présentes, c’est vrai, mais pas dans la bouche de Jésus. Quand on regarde bien, on se rend compte que là où Jésus parle de l’espérance du propriétaire, ses adversaires entendent une menace. Là où Jésus parle d’abord de Dieu et de sa manière d’agir, ses adversaires entendent une condamnation et une menace pour eux, ce qui est en partie vraie seulement, ou plus exactement, ce qui est une déformation des propos de Jésus. C’est la même histoire depuis le récit de la Genèse, où le serpent déforme les paroles de vie de Dieu pour en faire des paroles de mort. Oui il y a une condamnation du comportement des vignerons malhonnêtes et violents. Bien sûr. Mais il n’y a pas de menace !
Par la bouche de Jésus et de celle de ses interlocuteurs, deux logiques s’affrontent : celle de la grâce, et celle de la rétribution. Les pharisiens et les prêtres, comme les vignerons, vivent dans une logique selon laquelle tout acte mérite une rétribution. Rétribution positive si l’acte est bon, rétribution négative si l’acte est mauvais. Cette rétribution négative, c’est-à-dire une punition, a pour fonction d’une part de faire expier l’acte mauvais, et d’autre part d’apprendre au fautif que ce type d’acte n’est pas à reproduire. L’être humain cherchant à échapper à la souffrance, si un acte a pour conséquence se propre souffrance par la punition, il cherchera à l’éviter. Dans cette logique, Dieu est bien sûr l’autorité chargée de peser les actes, de les juger bons ou mauvais, et d’appliquer la rétribution qui convient.
Selon cette logique, les vignerons devraient être punis pour leurs actes de rébellion et de violence. Et même ils auraient dû être punis bien avant d’avoir l’occasion de tuer le fils du propriétaire. Dans cette logique, le propriétaire agit en effet de manière naïve, ou stupide. Pour le dire avec les mots de Paul, de manière folle, ou scandaleuse. Après le sort réservé à ses premiers serviteurs, il semble déjà un peu faible de n’envoyer que quelques serviteurs supplémentaires. N’aurait-il pas fallu envoyer plutôt quelques gens armés ? Mais après le meurtre de cette deuxième ambassade, vraiment, il est impossible d’imaginer qu’une réaction logique soit d’envoyer son fils, seul et désarmé ! C’est complètement fou. Et bien sûr, puisqu’il est évident pour Jésus comme pour ses auditeurs que le propriétaire symbolise Dieu, il est fou de penser que Dieu puisse laisser faire ainsi sans réagir. De deux choses l’une : celui qui laisse de telles violences advenir, soit n’a pas les moyens de s’y opposer – et donc n’est pas digne d’être appelé Dieu – soit met à l’épreuve les vignerons.
Si Dieu n’a aucun pouvoir, alors il n’est pas Dieu. Un Dieu qui ne punit pas les actes mauvais, qui ne réagit pas quand on maltraite non seulement des êtres humains, mais en plus des êtres humains qu’il a choisis et envoyés, n’est tout simplement pas un Dieu selon la conception usuelle de la divinité. Si Dieu ne punit pas les méchants et ne récompense pas les justes, à quoi sert-il ? A quoi bon avoir un tel Dieu ? Autant vivre sans Dieu. C’est le choix que font les ouvriers vignerons : vivre comme si le propriétaire n’existait pas, comme s’ils étaient eux-mêmes les propriétaires. C’est un choix qui nous est ouvert à nous aussi, un choix que beaucoup de nos contemporains font : vivre sans Dieu, vivre sans transcendance, comme si le monde était à nous, comme si nous en étions les propriétaires. J’ai dit que ce choix nous est ouvert, j’aurais dû dire qu’une part de nous prend cette option à chaque instant. Une part de nous veut vivre sans Dieu, comme si Dieu n’existait pas, comme si nous étions l’origine et la fin du monde. Cette part est celle qui vit dans une logique d’emprise, qui veut contrôler, posséder, des choses et des êtres – qui sont rabaissés au niveau des choses.
Dans nos vies comme dans celle des ouvriers vignerons, cela produit de la violence. Pour maintenir cette vision du monde, il faut parfois tordre les êtres et les événements. Quand les serviteurs viennent rappeler aux ouvriers qu’ils ne sont pas seuls au monde, qu’ils vivent d’un don premier et inconditionnel, ils les tuent. Et la violence produit de la violence : quand c’est le fils du propriétaire qui vient, manifestant par sa simple présence le don venu d’un Autre, lui aussi est tué.
Mais c’est là que la parabole s’arrête et que Jésus interpelle ses interlocuteurs : que va-t-il arriver ensuite ? Dans leur logique, le propriétaire ne peut qu’être furieux et punir les vignerons qui ont manifestement échoué dans leur mise à l’épreuve. La punition est – à vues humaines – certaine. C’est bien ce que disent les auditeurs de Jésus, et une part de nous avec eux. Mais Dieu n’est pas nos évidences. Il est tout-autre. Jésus change de registre pour donner sa version de la réponse du propriétaire. D’abord dans son récit il a souligné le don premier d’un lieu où vivre et travailler, puis le don de la confiance faite aux vignerons, confiance maintenue et renouvelée malgré les trahisons répétées. Et après la réponse de ses auditeurs pour qui la punition est une évidence, il propose une autre image que celle de la vigne, une image qui se trouvait dans le psaume 118 que nous avons lu tout à l’heure. Dans cette nouvelle parabole, les serviteurs et le fils assassinés deviennent la pierre rejetée, les vignerons deviennent les maçons. Le propriétaire de la vigne devient un maître d’œuvre au comportement surprenant : il réutilise cette pierre rejetée, abîmée par les mauvais traitements, comme socle, comme pierre d’angle, pour une construction nouvelle, avec une autre équipe. Là où nous nous attendons avec les adversaires de Jésus une démonstration de puissance par la violence de l’auteur du don, Jésus annonce une démonstration de puissance qui passe par le don renouvelé, par un nouveau commencement, une histoire nouvelle. La radicalité de l’amour de Dieu va jusque là : quand il est rejeté de la manière la plus violente qui soit, il ne se venge ni ne punit ; il ouvre un nouveau chemin, une nouvelle histoire de don et d’amour. Une histoire neuve, avec d’autres mais à la portée de ceux qui l’ont rejeté. Parce que Dieu est ainsi : puisqu’il ne détruit pas les vignerons, ni les pharisiens et les prêtres, ni les affreux, ni les personnes peu reluisantes que nous sommes parfois, il leur laisse une chance de changer, une chance de revenir. Les maçons qui voient s’élever la belle construction, les vignerons qui voient croître et embellir la vigne nouvelle, peuvent venir se joindre à l’effort, ils peuvent changer leur manière de voir et de vivre. Rien n’est fermé ou impossible. Dieu espère toujours le meilleur de chaque être humain et cette espérance ouvre des chemins de vis. Tous et toutes, nous avons détruit, nous avons choisi la mort, nous avons blessé d’autres. Mais, aux yeux de Dieu, ce que nous avons été ne détermine pas ce que nous sommes, ni ce que nous serons. Nos erreurs, nos défaites, nos défaillances, nos blessures, ne disent pas une condamnation. Car Dieu ouvre d’autre possibles, il nous appelle inlassablement sur d’autres chemins que ces ornières dans lesquelles nous pourrions rester. C’est bien à ces vignerons qui ont tué ses serviteurs qu’il envoie son fils. Parce qu’il espère vraiment, de tout son être, qu’il ne tueront pas son fils. Pas pour les mettre à l’épreuve ni pour les humilier, mais pour les appeler à autre chose. C’est bien à Paul qui pourchasse les disciples de Jésus que Dieu s’adresse en disant « pourquoi me persécutes-tu ? ». Parce qu’il sait qu’il est capable d’autre chose, capable du meilleur. Dieu espère que nous respecterons ce qui relève du Christ en nous comme en nos frères et sœurs en humanité. Toujours. A aucun moment il ne souhaite que nous tuions cela pour racheter quoi que ce soit.
Le Dieu qui se venge est un dieu né des nos peurs et de nos blessures humaines. Le Dieu qui nous envoie son fils, et qui le ressuscite est un Dieu Tout-Autre, qui vient à notre rencontre, un Dieu qui nous regarde, qui voit nos ombres et nos lumières et qui nous appelle à être lumières pour le monde.
Face au mal, Dieu ne détruit pas, il fait fructifier le bien. Face à la mort, Dieu ne ravage pas, il fait passer de la mort à la vie. Face à la souffrance, il essuie les larmes, essuie le sang, nettoie, panse et guérit. Cela prend du temps. Cela nous agace, nous énerve, voire nous met en rage. Nous mettons sans cesse Dieu au défi d’être un Dieu digne de ce nom, un Dieu qui élimine les pédophiles, qui empêche la guerre, qui s’interpose entre la femme battue et son conjoint. Et sans cesse Dieu nous répond : « J’ai posé devant toi la vie et la mort. Choisis la vie, vient travailler avec moi pour protéger les plus vulnérables, guérir les malades, car la violence est une maladie de l’humanité. Veux-tu venir ? »