Viens, tu aimeras

Prédication

Dimanche en milieu d’après-midi, je rentrais d’une balade à pieds avec mes enfants quand nous avons croisé une amie. Elle s’arrête, descend de vélo et me dit « Super que je vous croise ! Je vais au spectacle de cirque de ma fille, et j’ai trois places non utilisées si ça vous tente. » Evidemment, les enfants étaient enthousiastes, mais moi je me disais qu’il fallait encore appeler mes parents, faire faire leurs devoirs aux enfants, ranger la lessive, préparer un ou deux repas d’avance pour les soirs de la semaine… Et que donc si on allait à ce spectacle la soirée serait bousculée. Oserai-je avouer que je me disais aussi que le spectacle de fin d’année du cours de cirque ne valait peut-être pas le dérangement ? Il m’arrive d’avoir comme ça quelques préjugés méprisants dont je ne suis pas fière. Bref, je n’étais pas très enthousiaste de la proposition et je cherchais comment m’en dépêtrer quand mon amie m’a dit « viens, tu vas aimer. »

ça faisait quelques jours que pour préparer cet office je méditais l’échange entre Jésus et les pharisiens, et ce « viens, tu vas aimer » m’a décidée.

Comme le fameux commandement du Deutéronome que Jésus cite ici, il contenait une promesse à laquelle j’ai eu envie de répondre. « Tu vas aimer ». Mais pour avoir une chance d’aimer, il fallait venir.

C’est un peu la même chose dans cette histoire de commandements qui nous est proposée aujourd’hui. Les pharisiens sont des spécialistes de la Loi et de son interprétation. Ils connaissent bien les commandements et cherchent à les rendre praticables, applicables, dans la vie de tous les jours par leur actualisation et leur interprétation. Jésus est très proche des pharisiens. Lui aussi connaît bien la Loi, et il pratique l’interprétation et l’actualisation des commandements. Le problème est que ses interprétations paraissent bien trop libérales, laxistes, aux yeux des maîtres de la loi que sont les pharisiens. Ils cherchent donc, comme les sadducéens et les hérodiens, à faire taire Jésus d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas la première fois qu’ils cherchent une question piège pour le discréditer – souvenez-vous de la question de l’impôt à César que nous avons entendue il y a deux semaines – et là ils reviennent à la charge après les sadducéens et leur question sur la résurrection. Jésus a répondu calmement à ces questions, il en a profité pour annoncer l’Evangile, mais ça continue : les interlocuteurs se succèdent, les questions aussi, ne lui laissant guère de répit pour faire ce pour quoi il est venu : s’approcher de celles et ceux dont personne ne veut s’approcher, et les libérer de ce qui les écrase. Pour regagner un peu d’espace, Jésus leur montre donc que lui aussi peut jouer à leur jeu de questions subtiles destinées à faire taire l’autre. Sa petite question sur l’identité du Messie les laisse sans voix, et il va maintenant pouvoir passer à autre chose. Et ses adversaires vont chercher d’autres moyens de le faire taire...

Mais revenons à la question posée par les pharisiens. « Quel est le plus grand commandement ? » C’est pour eux une question centrale, car elle permet de déterminer la hiérarchie des commandements. Mais quel est le piège dans la question que lui avaient posée les pharisiens ? N’importe quel juif de l’époque aurait cité, comme le fait Jésus, le commandement de l’amour de Dieu, que chacun récite plusieurs fois par jour dans la prière personnelle. Alors quoi ?

Le piège est peut-être d’abord dans la compréhension de ce qu’est la Loi et de ce que sont les commandements. Nos traductions françaises sont d’ailleurs plutôt pharisiennes quand elles nous parlent de Loi et de commandements, là où l’hébreu parle de Torah et de Mitsvot : la Torah, c’est l’instruction, l’enseignement, la cible. Et les Mitsvot, au singulier Mitsvah, ce sont les prescriptions. Pour les pharisiens, tout cela relève d’un code de type législatif à appliquer comme on applique aujourd’hui le code de la route. Ce code législatif est donné aux humains par Dieu pour qu’ils sachent quelle est sa volonté, pour qu’ils l’accomplissent, et ainsi qu’ils trouvent grâce à ses yeux et obtiennent son amour. Dans cette logique, il est évidemment essentiel de bien comprendre ce que la Loi exige de nous pour assurer son salut. Mais cette logique n’est pas celle de Jésus. Pour lui, la Torah est un enseignement qui est offert aux humains par Dieu au nom de son amour déjà existant, afin qu’ils puissent vivre le mieux possible la vie éternelle à laquelle ils sont appelés chaque jour de leur vie. Cet enseignement donne des grandes lignes, des fondements pour nous guider, mais chaque personne et chaque situation étant unique, ces fondements sont à actualiser et interpréter toujours à nouveau du mieux que l’on peut, dans la confiance que la force de le faire nous sera donnée.

Jésus balaye le législatif pour mettre en avant l’amour. Tu aimeras. Et il pose une équivalence entre ces trois amours. Tu aimeras Dieu, tu aimeras ton prochain, tu t’aimeras toi-même. Cette équivalence n’est pas si simple à concevoir. Prenez les dix Paroles données à Moïse sur le mont Sinaï – parce que là encore il ne s’agit pas en hébreu de commandements mais de Paroles, ou, si on veut garder le double sens contenu dans le mot Davar, des Paroles-actions, des Paroles qui font ce qu’elles disent et des actions qui disent ce qu’elles font, des Paroles comme celles qui ouvrent la Bible, des Paroles qui ordonnent – au sens de mettre de l’ordre – qui nomment, distinguent, et qui ce faisant appellent à la vie. Dans ces Dix Paroles donc, on distingue classiquement les Paroles qui concernent la relation à Dieu, qui viennent en premier, et celles qui concernent la relation au prochain, qui viennent ensuite. Là où la logique législative tire de cet ordre une hiérarchie qui permet par exemple au prêtre et au lévite de passer à côté d’un blessé sans le secourir pour se garder purs et donc aptes au service du Temple de Dieu, Jésus pose une équivalence. Parce qu’au fond, peu importe l’objet de l’amour, ce qui importe c’est le mouvement de l’amour : ce « tu aimeras » qui est à la fois enseignement, invitation et promesse qui concerne tout l’être, dans sa capacité à décider et à choisir – le cœur – dans sa capacité à se recevoir d’un autre – l’âme – et sa capacité à discerner et à agir – l’intelligence. L’amour dont il est question n’est donc pas ce qu’on appelle un « amour mièvre », ruisselant de bons sentiments, mais un choix qui oriente tout l’être en direction de celui ou de celle à laquelle il s’adresse. Un amour en acte, ce même amour dont Dieu aime chaque être. Un amour qui ne choisit pas entre Dieu, l’autre et moi, mais qui s’adressant à l’un des trois découvre les deux autres en lui. Un amour qui laisse place, en Dieu, en l’autre et en moi, au mystère, qui renonce à tout savoir, à tout comprendre, et qui choisit de faire confiance. Un amour qui renonce à la toute-puissance et à la dévoration. Là où les pharisiens complexifiaient la loi, Jésus la simplifie, change son statut – de menace, elle devient promesse – et il la vit : il aime. Et si on n’entre pas dans cet amour que se passe-t-il ? Rien. Il ne se passe rien. Mais on passe à côté de la vie promise, que Jésus appelle parfois le Royaume. Ce n’est pas une menace, parce qu’il n’y a pas de punition.

Ce spectacle auquel m’invitait mon amie dimanche passé, si j’avais refusé d’y aller pour répondre à tous les « il faut », « je dois » qui me passaient par la tête, que ce serait-il passé ? Rien. Il ne se serait rien passé. Pas de représailles. Je serais restée toute la fin de journée dans cette logique du devoir, dans les choses à faire. Rien de fatal, rien d’exceptionnel. Juste une ornière qui se creuse un peu plus, une façon d’être au monde qui devient chaque jour un peu plus prégnante et dans laquelle le devoir passe avant l’amour.

J’y suis allée, nous sommes allés à ce spectacle de cirque, laissant pour instant de côté nos devoirs. Que s’est-il passé ? En apparence rien. Nous sommes rentrés à la maison après, et nous avons fait les choses prévues, un peu plus rapidement que prévu, en se dépêchant un peu. Comme si rien ne s’était passé. Mais j’avais – nous avions – des étoiles dans les yeux et dans le cœur, parce que nous avions laissé de l’espace pour autre chose, et qu’en faisant cela nous avions affirmé que notre capacité à apprendre des mots ou à prévoir des menus à l’avance ne dit pas le tout de notre être. Et parce que le spectacle était magnifique. 8 jeunes de 15-17 ans, qui ne nous ont pas montré des compétences physiques acquises cette année, mais qui nous ont emmené dans une histoire bouleversante qu’ils avaient intitulée l’enfant rêveur, qui nous ont partagé leur passion, leur émotion, qui nous ont partagé quelque chose de leur être profond. 45 minutes de poésie, de beauté, de cœur à cœur. Ça ne change rien, il faut toujours faire les devoirs et préparer le repas. Mais ça change tout. Quelque chose d’autre a fait signe. Un amour s’est donné à sentir. Une autre dimension s’est offerte, qui change le regard. Comme ceux de l’aveugle guérit par Jésus, mes yeux ont été lavés.

« Viens. Tu aimeras » m’avait dit mon amie.

C’est la proposition et la promesse que Jésus nous fait à chacun, à chacune : « viens. Tu aimeras ». Sans complément. Tu aimeras. C’est tout. Non pas c’est tout au sens de « c’est rien du tout » mais au sens de « c’est le tout de la vie »

Amen

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