Aimer, ça veut dire quoi ?

Saint-Pierre, Genève

Prédication

Mercredi, nous avons travaillé avec les jeunes du cycle l’un des commandements les plus difficiles de Jésus : « vous avez entendu qu’il vous a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis, aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent ». Inutile de vous dire que ce n’était pas évident ! Les jeunes ont largement relevé la difficulté, voire l’impossibilité, de suivre ce commandement. Et nous ne pouvons qu’être d’accord avec eux !

Le chemin que nous avons trouvé ensemble pour tenter de respecter au moins un peu ce commandement, ça a été de nous demander : qu’est-ce que ça veut dire aimer ? La langue de Matthieu est imprégnée de tournures hébraïques, et notamment cette façon de répéter deux fois la même chose de manière légèrement différente pour l’approfondir. On appelle ça les parallélismes. C’est ainsi que dans ce fameux commandement on peut entendre « faites du bien à ceux qui vous haïssent » comme le parallèle qui éclaire et approfondit « aimez vos ennemis ».

Cela nous permet d’écarter l’hypothèse selon laquelle Jésus commanderait d’éprouver un sentiment d’affection et d’attachement envers nos ennemis, que ce soit l’amour amoureux, amical ou fraternel. Tout notre être nous crie que cela ne se commande pas vraiment… en revanche, faire du bien comme parallèle, quasi-synonyme, d’aimer, ça semble un peu plus du domaine du possible. Je ne dis pas que c’est facile ! Mais que c’est possible. Avec les jeunes, nous sommes arrivés à l’idée qu’aimer son ennemi, ça ne pouvait être qu’essayer parfois d’avoir un geste qui considère l’autre d’abord comme un humain et pas seulement comme un ennemi : prêter sa bouteille si l’autre meurt de soif en séance de sport, se retenir de participer à une moquerie, passer un stylo si nécessaire. De tout petits gestes peut-être, mais qui sont déjà une grande victoire sur la tentation de la vengeance et de la haine. Pour aider dans ce combat, il est souvent utile et nécessaire de prier pour ses ennemis, comme le suggère Jésus : prier pour ses ennemis c’est les déposer entre les mains de Dieu, quand nous on n’arrive à penser ni en espérer aucun bien. Ce faisant, petit à petit, on peut apprendre à regarder son ennemi comme Dieu le regarder comme un être humain. Et ainsi on peut grandir intérieurement et devenir un peu plus humains, un peu plus proches de ce que Dieu voit déjà en nous, proches du Christ. Ce n’est pas qu’on va gagner des bons points et avoir une bonne note qui nous donnera accès à l’amour de Dieu, c’est plutôt que l’amour de Dieu va nous aider à déployer toutes les possibilités d’humanité et de créativité que Dieu voit en nous, pour que le monde ressemble un peu plus à celui qu’il espère.

La parabole des brebis et des boucs nous confirme ce sens d’aimer comme : avoir des gestes et des attitudes qui considèrent l’autre comme un être humain, aimé de Dieu sinon de moi. Elle nous confirme aussi qu’il ne s’agit pas en aimant d’obtenir une bonne note, mais de vivre un peu plus, un peu mieux en enfants du Père, habitants de son royaume. Les attitudes que Jésus mentionne comme justifiant d’hériter du royaume de Dieu, sont toute simples : donner à manger à celui qui a faim, donner à boire à celui qui a soif, vêtir celui qui est nu, visiter celui qui est malade, aller vers ceux qui sont mis à l’écart, en prison. Des gestes de soin pour l’humanité blessée, niée, souffrante. Aimer simplement, en acte, en faisant du bien, en soulageant. Demandez à une personne qui travaille en aumônerie, à l’hôpital, en prison ou au foyer des Tates, si elle aime d’affection toutes les personnes qu’elle visite. Non bien sûr ! Par contre elle les aime en acte : elle prend soin, elle s’intéresse, elle écoute, elle prie avec et pour ces personnes. Et alors un lien se crée, une rencontre a lieu, au-delà des différences, dans laquelle peut naître une sympathie, une affection.

Jésus a aimé toutes les personnes qu’il a croisées : chacune a été regardée, vue dans toute la vérité de son être, relevée quand cela a été possible, considérée comme une enfant bien-aimée du Père. Et pour certaines personnes il a eu en plus, à partir de cet amour en acte, une affection particulière, une inclination forte et une amitié solide : Marie de Magdala, Pierre, Jean, Marthe et Marie, Jacques, d’autres encore.

C’est d’aimer comme cela, au moins un peu, au moins de temps en temps, en actes, et pas seulement en paroles, des étrangers, des gens de passage, des gens différents de nous, éloignés de nos cercles affectifs, parfois même nos ennemis, qui dit notre appartenance au royaume de Dieu, notre statut de brebis à la droite du Père. Le Père seul aime chaque être humain à la fois en acte et en inclination.

Bien sûr il y a bien des fois où nous n’y arrivons pas, et où sommes hors du royaume, avec les boucs, dans le feu de la purification de ce qui empêche d’aimer mieux. Aucun de nous n’est tout brebis ou tout bouc ! Il y a de la brebis et du bouc en chaque être, et le Père prend en charge les deux. Aimer est à la fois une vocation, un commandement, une responsabilité et une promesse.

L’intellectuelle états-unienne bell hooks exprime cela ainsi : « Que l’on s’engage dans une démarche d’amour de soi ou d’amour des autres, il nous faut toujours aller au-delà du domaine des sentiments pour réaliser l’amour. C’est pourquoi il est utile de considérer l’amour comme une pratique. Lorsqu’on agit, on n’a pas à se sentir à côté de la plaque ou impuissant.e ; on gagne en confiance en franchissant les étapes concrètes qui jalonnent le chemin de l’amour. (...) On apprend la compassion en se montrant disposé.e à entendre la souffrance et la joie, de ceux et celles que nous aimons. Le chemin de l’amour n’est ni ardu, ni caché, mais il ne tient qu’à nous de nous y engager. Quand on ne sait pas comment s’y prendre, il y a toujours un esprit aimant, éclairé et ouvert, capable de nous montrer comment trouver le chemin qui mène au cœur de l’amour, la voie nous permettant de revenir à l’amour. »

Oui, l’amour de notre prochain et de notre ennemi, tout comme l’amour de soi, sont des chemins jalonnés d’actes concrets qui prennent soin, qui cherchent le bien. Il en va de même de l’amour de Dieu. Et je vous propose d’aborder cela avec la parabole du bon Samaritain. On peut d’abord noter que dans cette parabole non plus l’amour dont il est question n’est pas un amour sentiment, défini une inclination particulière pour telle personne plutôt qu’une autre : l’homme qui va sur la route de Jérusalem à Jéricho ne connaît ni les bandits, ni le grand-prêtre, ni le lévite, ni le samaritain, ni l’aubergiste. Quand Jésus demande qui est le prochain de cet homme, il ne nous demande donc pas qui est son ami de cœur… Le prochain, c’est celui qui a eu des gestes d’humanité, car la situation de l’homme l’émeut : il s’approche, il donne les premiers secours, il s’assure que d’autres continueront les soins… et il s’éloigne en promettant de revenir.

Mon premier mouvement quand je lis cette parabole, c’est toujours de me dire que celui qui se fait notre prochain quand nous sommes laissé.es pour mort.es au bord de la route, c’est Dieu lui-même. Et c’est vrai bien sûr ! Mais on n’a jamais fait le tour d’une parabole – d’aucun texte biblique d’ailleurs –, j’en ai fait l’expérience tout récemment.

Il y a deux semaines, j’étais en formation à Montmirail pour une semaine et, chaque matin, Heiner Schubert le pasteur de la communauté résidente, nous a offert une méditation dessinée : un texte biblique, dessiné et projeté en direct en même temps qu’il est raconté à haute voix. L’avant-dernier jour, il nous a offert cette parabole du bon Samaritain. Au moment où il a dessiné l’homme dépouillé de tout, nu, laissé pour mort au bord du chemin, il m’a sauté aux yeux que peut-être Jésus parlait aussi de lui-même en parlant de cet homme et cherchait qui se ferait proche de lui au moments les plus douloureux. L’homme laissé pour mort est d’ailleurs le seul de l’histoire désigné par sa seule humanité : tous les autres sont désigné par une fonction ou une caractéristique sociale. Homme, fils de l’homme dit ailleurs Jésus, tournure hébraïque qui veut dire la même chose. Or Jésus est précisément l’homme, l’humain par excellence. Et il a été laissé mort sur la croix, mis en croix non par des bandits, mais par des soldats de l’occupant romain, livré par ceux-là même qui avaient pour tâche de faire connaître Dieu auprès des humains, les autorités religieuses de l’époque, abandonné de ses amis, relevé, réveillé – autrement dit ressuscité par celui-là même qui est à la fois l’étranger par excellence, le Tout-Autre, et en même temps celui qui se fait Tout-Proche. Ce que Dieu fait pour Jésus, il le fait aussi pour nous, à chaque fois que nous en avons besoin, et bien souvent à travers les mots, les regards ou les gestes d’une personne mise sur notre chemin et qui se fait pour un moment témoin et agent de l’amour de Dieu pour nous.

Mais on peut approfondir encore autrement cette parabole : si de toute part des hommes, des femmes et des enfants se demandent où est Dieu dans notre monde si sombre, alors que chaque jour des enfants meurent de faim ou sont tués par des bombes, que des femmes sont violées, des hommes torturés. L’une des réponses est peut-être qu’il est là, laissé pour mort au bord de la route, blessé précisément par la violence des humains entre eux, triste à en mourir de voir l’espérance d’un monde vivable pour les petits enfants de nos enfants s’amenuiser, ignoré par bien des discours croyants… il est là, mourant, au bord du chemin, et il attend un samaritain, une samaritaine, des samaritains, des samaritaines, qui l’aimeront, c’est-à-dire qui s’approchent de lui, qui prennent soin de lui. Si cette image pour étonner, elle revient chez un certain nombre de mystiques. Par exemple, vous avez sans doute déjà entendu citer ce passage devenu célèbre d’Etty Hillesum, cette jeune juive qui, en butte aux brimades, au froid, aux violences, au stress, à la faim et à la désespérance de ses proches et moins proches, écrit :

« Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais Te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m'inspire l'avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais T'aider, mon Dieu, à ne pas T'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas Toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons T'aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte : un peu de Toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à Te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, Tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne T'en demande pas compte, c'est à Toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un Jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que Tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de T'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui T'abrite en nous. Il y a des gens - le croirait-on ? - qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de Te protéger Toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : « Moi, je ne tomberai pas dans leurs griffes ! » Ils oublient qu'on n'est jamais sous les griffes de personne tant qu'on est dans Tes bras. Cette conversation avec Toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en aurai beaucoup d'autres avec Toi dans un avenir proche, T'empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne Te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour Toi, je Te resterai fidèle et ne Te chasserai pas de mon enclos. »

En laissant Dieu nous aimer le premier, en vivant réellement de cet amour, nous devenons capables nous-mêmes d’amour, pour notre Dieu, pour nos prochains, pour nos ennemis, et pour nous-mêmes. Ce ne sont pas des amours différents, mais des dimensions différents d’un même amour. Et cet amour-là est déjà une expérience, et il est aussi une promesse !

Amen

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