Prédication
Prendre soin des morts, se raconter leurs histoires pour continuer à la faire vivre dans notre monde, c’est une partie de ce qui caractérise l’humanité… la parole de Jésus, ordonnant de laisser les morts ensevelir les morts, nous heurte profondément ! Comme toujours avec Jésus, elle provoque la réflexion, elle nous convoque à poser une parole qui nous soit propre. Les morts ne font plus rien et évidemment pas un travail de fossoyeurs… c’est donc ailleurs qu’il faut chercher le chemin que Jésus tente de nous indiquer. Réfléchissons ensemble.
Faire mémoire des morts, les nôtres, nos proches, ou ceux de la grande histoire, c’est reconnaître notre dette envers elles et eux : nous ne venons pas de nulle part, nous sommes le fruit d’une histoire qui nous précédera toujours, et de relations qui nous façonnent. Il est important de prendre le temps d’y penser de temps en temps, peut-être plus encore dans notre société qui nous veut tellement détaché-es les un-es des autres, centré-es sur nous-mêmes, bercé-es de l’illusion que tout dépend de nous, de notre volonté, de notre travail, de notre manière de consommer, etc. Faire mémoire de celles et ceux qui nous ont précédé-es, de leurs vies, de leurs aspirations, de leurs élans, c’est se réinscrire dans une histoire collective d’interdépendance, une histoire qui s’inscrit dans un temps long. Nos mort-es, que ce soient celles et ceux de notre entourage ou celles et ceux qui ont marqué la grande histoire, ne sont jamais seulement les nôtres. En faire mémoire, que ce soit dans un service funèbre, ou dans un moment de commémoration, c’est donc nécessairement mettre ensemble plusieurs mémoires, constater parfois un conflit des mémoires, s’étonner de la mémoire des autres. Ce processus nous oblige à retrouver une dimension collective.
Tout cela est nécessaire et important, mais comporte des risques.
D’abord celui de transformer nos mort-es en idoles mortifères, dont on pense avoir tout compris et qu’on fige ainsi dans une image nécessairement faussée. Mais chaque être humain, image et ressemblance de Dieu, recèle une part de mystère qui nous échappera toujours. On n’a jamais fini d’en faire le tour, on ne peut pas lui poser d’étiquette définitive, et c’est vraiment une bonne nouvelle ! Si donc on entreprend le travail de mémoire pour comprendre le tout d’une personne, pour la classer du côté des « bons » ou des « méchants », on ne peut que se tromper sur elle comme sur nous. Et c’est ainsi que l’on voit apparaître des figures, familiales ou collectives, auxquelles il devient impossible de toucher, des personnes mises sur un piédestal qu’on veut le plus solide possible.
Un autre risque du travail de mémoire, c’est nous garder dans le tombeau avec la personne décédée… A trop faire mémoire, on fuit la vie, on s’attarde dans les parages de la mort, se sentant peut-être coupable de continuer à vivre, honteux-se de ressentir encore du désir, de la joie, de trahir celle ou celui qui n’est plus là en restant vivant-e. Alors on reste tourné vers le passé. Rester auprès des mort-es, c’est parfois une manière de refuser le risque de vivre sans eux, sans voir qu’ils et elles sont maintenant présent-es autrement dans nos vies, sans voir la vie qui est là, offerte.
Le soin des morts comme le travail de mémoire visent à donner du poids à la vie qui a été vécue, à reconnaître son importance à nos yeux, aux yeux du monde et aux yeux de Dieu. Dans un deuxième temps, ils permettent de se tourner vers la vie qui reste ouverte : de cette vie-là, qu’est-ce qui reste nourrissant pour ma vie pour nos vies ? Qu’est-ce qui éclaire le chemin ? Et qu’est-ce qui au contraire, attire dans les gouffres sans fonds de la honte, de la peur, de la malédiction ? Comment puis-je demander à Dieu de l’éclairer de sa lumière pour que ça ne soit plus un piège ouvert sur le chemin ? Le travail de mémoire auquel nous invite toute mort est tourné d’abord vers la vie de celles et ceux qui restent.
Revenons maintenant à l’injonction étonnante de Jésus à cet homme qui souhaite enterrer son père avant de se mettre à sa suite. Si l’on regarde un peu plus largement le contexte de ce verset, on se rend compte que l’échange entre Jésus et l’homme appelé prend place dans toute une série de petite saynètes qui interrogent la manière de se mettre à la suite du Christ.
Il y a d’abord les disciples qui veulent faire venir le feu de la colère divine sur le village samaritain qui refuse de les accueillir. Eux qui suivent Jésus depuis quelque temps déjà, où ont-ils vu Jésus agir ainsi ? Nulle part ! Mais ils sont encore tout imprégnés de l’idée selon laquelle Dieu répond à une offense par la destruction de celui ou celle qui l’a offensé. Ils ne sont ni les seuls, ni les derniers ! Combien de personnes, encore aujourd’hui, se donnent comme mission de défendre l’honneur de Dieu, par la violence si nécessaire ? Combien de personnes mutilent leur propre vie dans la crainte que son déploiement offenserait Dieu ? Les disciples sont également prisonniers de la croyance selon laquelle suivre Jésus c’est devenir tout-puissant ou presque. Là encore, ils ne sont ni les premiers – pensez à Élie qui massacre les prophètes de Baal en se moquant d’eux – ni les derniers – pensez par exemple aux missionnaires ou à la croisade contre les cathares. Jésus pourtant rappelle, ici comme à la croix, qu’il n’est pas « venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver. » Le suivre vraiment, c’est agir comme il agit, en cherchant la vie, y compris pour celles et ceux qui nous rejettent et rejettent Dieu, pas en les massacrant !
Vient ensuite un homme qui se sent appelé à suivre Jésus « partout où il ira ». On croirait entendre Pierre… l’enthousiaste tout feu tout flamme, qui se croit capable de tout. Suivre Jésus, ce n’est pas encore cela, ce n’est pas se croire capable de suivre le chemin qu’il va suivre, encore moins se flageller de ne pas en être capable, ni même aspirer à le devenir. C’est être rendu-e capable de suivre son propre chemin et de témoigner de la libération reçue en Christ. Jésus le rappelle doucement à l’homme en pointant l’inconfort, l’absence de sécurité et de certitude qui sont indissociables de son propre chemin.
C’est alors qu’intervient la rencontre avec l’homme qui tient à ensevelir son père. Cette fois, c’est Jésus qui est à l’initiative de l’échange, c’est lui qui appelle un homme à le suivre, comme il avait appelé ses plus proches disciples à le suivre, comme il appelle encore aujourd’hui des hommes, des femmes et des enfants à sa suite. Et quand l’homme demande un délai pour ensevelir son père, Jésus lui répond de laisser les morts ensevelir les morts et, surtout, il retourne l’homme vers la vie sa vie – qui reste ouverte devant lui : « toi, va annoncer le Royaume de Dieu ». Il y a là une promesse : la fin de la vie d’une personne aimée n’est pas la fin de ma vie… plus encore, la mort de cette personne, pour douloureuse qu’elle soit, ne me séparera pas de l’amour de Dieu manifesté en Christ, elle ne m’empêchera pas pour toujours d’en témoigner. La réponse de Jésus à l’homme qui demande d’aller saluer ses aimé-es avant de suivre Jésus va dans le même sens : suivre Jésus, c’est donner du poids à celles et ceux qui nous ont précédé-es, qui nous ont forgé-es, qui nous soutiennent et nous aiment aujourd’hui, sans se laisser écraser par ce poids, sans laisser ces amours devenir une prison !
Ces quatre épisodes soulignent, chacun à sa manière, la question qui est posée à qui veut suivre le Christ : es-tu prêt-e à lui donner la première place dans ta vie ? Et la réponse claque, rude, désespérante au premier abord : tu as beau prétendre que oui, en fait tu n’y es pas prêt, et tu n’y seras jamais.
Alors suivre Jésus, c’est impossible ? On ne sera jamais à la hauteur ? Nos attachements sont forts forts, nos blessures trop profondes, nos deuils trop sombres à traverser ? C’est vrai. Pour partie en tout cas. C’est impossible si on compte sur soi-même seulement.
Cela devient possible parce qu’un appel, une espérance et un amour nous précèdent, toujours. Dieu nous appelle et cet appel ouvre les brèches nécessaires dans toutes nos impossibilités. Dieu nous appelle, il en a appelé d’autres, il en appellera d’autres. Ces autres que nous-mêmes sont des appuis, des ressources, pour avancer à la suite du Christ. C’est la promesse qui nous est faite, que nos deuils soient récents ou plus anciens, que notre histoire personnelle ou collective nous semble une richesse ou un poids trop lourd à porter : laisse les morts enterrer les morts, et toi, va annoncer la Bonne nouvelle : en Christ, le royaume se fait proche, la vie est offerte, il n’y a rien à faire, rien à vouloir, juste une confiance à recevoir. C’est ainsi que tu seras témoin de cet amour plus fort que la mort qui a animé les auteurs bibliques, les grands témoins de la Réforme, et tant d’autres, jusqu’à toi.
Oui, une promesse nous est faite : l’appel que nous recevons porte en lui la force nécessaire à notre réponse, comme l’appel de Jésus à Lazare permet à Lazare de sortir du tombeau.
Selon cette promesse, nous pourrons laisser les morts ensevelir leurs morts, honorer celles et ceux qui nous ont précédé-es, celles et ceux qui marchent aujourd’hui à la suite du Christ, sans en faire des idoles, mais en nous émerveillant du Souffle qui les a traversé-es, en apprenant dans la contemplation de leurs vies à repérer dans la nôtre la trace de ce même Souffle qui visite tous les recoins de notre être, de nos fantasmes de toute-puissance jusqu’à nos deuils, de nos élans avortés à nos amours de toutes sortes. Nous apprendrons à respirer au rythme de ce Souffle qui les libère et nous libère, ce Souffle qui nous rejoint où que nous soyons, quelles que soient nos conditions de vie, ce Souffle qui nous donne d’annoncer une foi, une espérance et un amour qui nous précèdent et qui nous attendent.
Amen