Sur qui, ou sur quoi, est fondée l’Église ?
Prédication
On connaît bien cette fameuse petite phrase : « tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ». Protestants et catholiques se sont largement écharpés autour d’elle… Rassurez-vous, nous n’allons pas aujourd’hui chercher à rallumer la flamme des guerres de religions ! Je vous propose par contre de réfléchir aux relations entre l’Église dont parle Jésus ici et l’Église que nous vivons. Réfléchir à l’Église n’est jamais inutile, d’autant moins peut-être en protestantisme où on hésite entre la poser comme secondaire et s’y accrocher becs et ongles, et encore moins aujourd’hui où nous vivons au rythme des inquiétudes financières et structurelles de celle de nous appelons notre Église.
Il y a là d’ailleurs une première distinction à faire : Jésus parle de bâtir son Église, et nous parlons de sauver notre Église. Est-ce que ce sont deux Églises différentes ? Pour faire une réponse de normande – même si je suis picarde – oui et non ! Il y a bien un recouvrement entre ces deux notions – et heureusement – mais ce recouvrement n’est que partiel – c’est inévitable.
Église, ça se dit ekklesia en grec. Ekklesia est construit à partir de la préposition ek – hors de – et d’une forme du verbe kaleo – appeler. Littéralement, l’ekklesia, c’est l’ensemble de celles et ceux qui sont « appelé.es hors de ». Hors de quoi ? Hors de ce qui est déjà connu, déjà entendu. Hors de soi, de sa routine, hors de nos sentiers battus et rebattus, hors de tous nos replis.
L’ekklesia, ce n’est donc pas d’abord une communauté – dans laquelle les gens se sont plus ou moins choisis sur des critères précis (affinités, goûts, activité commune) –, ni une institution – avec ses codes et ses règlements –, ni un lieu – avec ses usages plus ou moins bien définis. L’ekklesia, c’est l’événement qui se produit quand la Parole de Dieu retentit parmi les humains et que son appel touche au point de sortir ces humains-là d’eux-mêmes, de les détourner de leur nombril, pour les tourner vers celui qui est la source de la vie.
Cela, c’est l’Église ekklesia dont parle Jésus. Quand nous parlons de notre Église, c’est rarement ce que nous entendons par ce terme. Le plus souvent, nous parlons du lieu physique que nous fréquentons, de la communauté dans laquelle nous nous reconnaissons, ou de l’institution à laquelle appartiennent ce lieu et cette communauté. Aucune de ces trois significations ne coïncide complètement avec l’ekklesia dont parle Jésus, mais toutes les trois peuvent y contribuer d’une manière ou d’une autre :
- Si l’ekklesia n’est pas un lieu, elle a pourtant besoin d’un endroit pour se produire, et nos lieux d’églises sont des endroits conçus pour favoriser cet événement de Parole : une taille suffisante pour accueillir une assemblée, un environnement empreint de beauté et de sérénité qui favorise l’ouverture intérieure, une bonne acoustique ou une bonne sonorisation pour que les mots soient entendus. Un lieu d’Église, on y est souvent attaché aussi par des souvenirs familiaux ou personnels qui nous disposent à y revenir.
- Si l’ekklesia n’est pas une communauté, elle a besoin de la communauté pour se produire. Nul.le n’est Église à lui ou à elle toute seule. La communauté peut être physique ou spirituelle, elle existe toujours quand l’ekklesia se produit. Le simple fait de lire la Bible seul.e chez soi, c’est déjà entrer dans une communauté : chaque texte biblique est le fruit d’une pluralité de voix qui entrent en dialogue – parfois musclé – les unes avec les autres. Et la Bible a tellement imprégné la culture occidentale, elle a été tellement lue, prêchée, commentée depuis plus de 2000 ans qu’on a toujours déjà entendu une autre personne en dire quelque chose et on entre toujours en dialogue avec ce qu’on croit savoir de la Bible. Mais bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, la communauté Église, c’est une communauté physique, quelques personnes au moins avec lesquelles on chemine de manière plus ou moins étroite, dans les bons et les mauvais jours.
- Si l’ekklesia n’est pas une institution, l’institution est un outil précieux à son service. C’est elle qui entretient les lieux, qui favorise le rassemblement d’une communauté, qui met à disposition des personnes formées à l’étude de la Bible. C’est par une institution donnée que, pour nous, retentit l’appel de Dieu d’une manière qui nous est audible. La diversité des Églises institutions offre une grande variété de styles d’annonce, d’accents mis dans la proclamation de l’Évangile qui répond à notre diversité humaine. Une Église institution est une manière, adaptée à un contexte particulier, de mettre en place les conditions favorables à ce que l’ekklesia dont parle Jésus advienne. Pour reprendre une formule bien connue, une institution Église est donc seconde, ce qui qui ne veut pas dire qu’elle est secondaire. Elle est seconde au sens où elle est l’un des résultats de l’ekklesia : en réponse à l’appel reçu, les humains s’organisent pour écouter à nouveau, pour apprendre à connaître et à aimer cette Parole, et de cette organisation naît l’Église institution, qui selon les lieux, les temps et les personnes impliquées, prend des formes différentes. L’Église-institution n’est pas secondaire : elle propose des lieux, des temps, des outils, des compétences, pour découvrir la Parole, l’entendre mieux, et pour discerner comment en vivre ensemble dans le temps et le lieu qui nous sont donnés. Elle n’est pas à mépriser, mais à aimer et à tailler sans cesse pour lui donner les moyens d’assurer cette mission aux dimensions qui la dépasseront toujours : proclamer la Parole de Dieu. Tout ce que dit l’Église institution n’est pas Parole de Dieu, mais que quand la Parole de Dieu est dite – dans l’Église institution ou ailleurs – alors l’ekklesia est là.
Mais l’ekklesia, c’est quoi au juste ? Dans le récit que nous venons d’entendre, nous avons quelques éléments pour la reconnaître quand elle advient. Premier élément, l’ekklesia n’est pas le résultat d’une volonté humaine, mais d’un projet du Christ. Le Dieu biblique n’est pas celui dont il faut s’approcher – quelle que puisse être la recette à suivre pour l’approcher – il est celui qui s’approche.
Deuxième élément, l’ekklesia est fondée sur une question du Christ : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Cette question est un appel, elle réclame une réponse. Comme un être aimé qui vous demande : et pour toi, qu’est-ce que je représente ?
Troisième élément : l’ekklesia est fondée sur une réponse personnelle apportée à cette question. Jésus fait un jeu de mot avec le prénom de Pierre pour souligner que l’ekklesia est affaire de personne et non de lieu : une personne que Jésus connaît sous toutes ses facettes – Simon, et Pierre, l’écoute et l’impulsivité –, avec son histoire – fils de Yonas. Une personne avec laquelle il chemine depuis longtemps, et qui vient d’apporter une réponse personnelle à la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant. » La réponse de Pierre est en dialogue avec d’autres réponses : Jésus avait d’abord demandé ce que d’autres disaient de lui et différentes réponses ont été données. Face à ces réponses diverses, il faut prendre position : en choisir une, ou en proposer une autre. Ce que fait Pierre. Sa réponse est nourrie d’une évaluation personnelle des réponses fournies par d’autres : est-ce que cette réponse me semble juste ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’en pense ? Au passage, les réponses rapportées par les disciples ne sont pas fausses, tout au plus disent-elles une plus petite part de la personne de Jésus. Dans leur diversité s’exprime quelque chose qui permet peut-être à Pierre de saisir quelque chose qui les dépasse toutes. La diversité des réponses stimule la réflexion, pousse à la recherche, empêche de figer définitivement une image de Jésus. Et je relève aussi ici que Pierre ne commence pas par balayer d’un revers de manche toutes les autres réponses, ni par les démolir consciencieusement pour montrer en quoi la sienne serait meilleure et unique : simplement il l’énonce, en réponse à la question de Jésus. L’important n’est pas de démontrer que les autres réponses sont fausses, mais de chercher sa réponse à un moment donné. Pour le dire autrement, l’ekklesia n’est pas fondée sur le contenu d’une réponse, sur un savoir figé, mais sur une démarche : celle de chercher à connaître le Christ pour énoncer chaque jour à nouveau qui il est pour moi.
L’ekklesia est aussi nourrie, et c’est le quatrième élément, d’une inspiration venue de Dieu lui-même : la réponse que Pierre donne ne lui vient pas de lui seul, ni d’une leçon apprise d’un autre, mais « de mon Père qui est dans les cieux » souligne Jésus. À la question « qui dites-vous que je suis ? », il n’y a pas de réponse absolue – aucune des réponses que nous pourrions apporter ne peut contenir la personne de Jésus –, ni définitive – en cheminant, nous apprenons à connaître chaque jour un peu autrement qui est Jésus pour nous. Chaque réponse contenant une part juste vient de Dieu. Nous ne pouvons parler de Dieu et du Christ qu’avec nos pauvres mots humains, bien peu faits pour les dire. Et le miracle, c’est que nous pouvons en dire quelque chose, c’est que nous trouvons, plus ou moins maladroitement, à tâtons, lourdement parfois, des manières d’en dire quelque chose qui laisse transparaître ce qu’ils sont. Ces instants de fulgurance sont des dons de Dieu. Et ils sont parfois suivis, comme c’est le cas pour Pierre ce jour-là, d’une chute douloureuse : quelques versets plus loin Jésus remet vertement Pierre à sa place alors que Pierre entend lui expliquer comment mener son ministère : « arrière de moi Satan ». C’est bien sur la réponse de Pierre prononcée en lien avec Dieu que l’ekklesia est fondée, non sur Pierre quoi qu’il arrive.
Dernier élément que je voudrais souligner : l’ekklesia n’est pas fermée sur elle-même. Nous vivons à l’époque des happenings et des expériences. Si l’ekklesia est un événement de la Parole, elle n’est ni un happening, ni une expérience. Elle survient quand la Parole divine rencontre nos vies humaines et les transforme, quand la transcendance fait irruption dans nos vies repliées pour les déployer en direction des autres et nous mettre en marche. Jésus commence par dire à Pierre qu’il est « heureux », makarios en grec, ce qu’on peut aussi traduire par en marche, en mouvement, comme dans les Béattitudes. En marche vers quoi ? Vers une responsabilité christique : « Je te donnerai les clés du Royaume des cieux : ce que tu excluras sur terre sera exclu dans les cieux ; ce que tu accueilleras sur terre sera accueilli dans les cieux. » C’est vertigineux non ? Qui ne serait paralysé.e par une telle responsabilité ? C’est pourtant la nôtre, à nous qui avons aussi entendu l’appel et proposé une réponse personnelle balbutiante et temporaire : mais c’est une responsabilité encore à venir, et dans laquelle nous ne sommes et ne seront pas seul.es car l’Esprit nous accompagne. L’ekklesia dont parle Jésus n’a pas pour mission de dire qui est Jésus : Jésus impose le silence à Pierre et aux autres disciples. Rien ne sert en effet d’imposer une réponse unique à la question « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Si la réponse est récitée, elle ne vient pas du Père qui est dans les cieux… C’est ainsi qu’à Jean le Baptiste qui envoie vers Jésus ses disciples pour lui demander si il est bien le Messie, Jésus fait répondre non pas oui ou non, mais une liste des effets de la Parole : « allez dire à Jean ce que vous voyez ». À Jean, à partir de là, de formuler sa propre réponse. La mission de l’ekklesia n’est pas de dire qui est Jésus, mais de faire entendre la question et d’annoncer que le Royaume de Dieu s’est approché – c’est-à-dire de témoigner de ce qui est vécu avec le Christ : des élans d’humanité dans les ténèbres les plus sombres, de la vie qui jaillit là où on ne l’attendait plus, de l’espérance qui résiste à la tentation du néant. Et pour cela, les mots et les gestes seront donnés, car, le ressuscité l’a promis : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde ».
Amen