Aurais-je crié avec la foule ? (Vendredi Saint 2025)

Prédication

Aurais-je crié ? Si j’avais été là, si j’avais grandi dans cette culture, aurais-je crié ? Eternell, j’aimerai être sûre que je ne l’aurais pas fait… j’aimerai être sûre que j’aurais agi autrement que ces gens. J’aimerai être sûre, mais je ne le suis pas.

Je ne suis pas sûre d’être capable de faire autrement que Caïn tuant Abel, lui à qui tu as murmuré pourtant : « Le péché est tapi à ta porte. Toi, domine sur lui. » Le péché, le ratage de cible : choisir la mort plutôt que la vie, ou – pire – se persuader que la vie à choisir n’est que notre vie biologique, et exclusivement la nôtre, alors qu’une voix hurle en nous qu’en suivant cette voie on choisit la mort.

Je ne suis pas sûre d’être capable de faire autrement que ces gens rassemblés devant le palais de Pilate ce jour-là qui ont crié : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! À mort ! » Bien sûr j’ai grandi dans un temps, un lieu, une famille dans laquelle la peine de mort ne faisait plus tellement partie du paysage – même si j’avais presque trois quand la peine de mort a été abolie en France, même si on entend régulièrement revenir des velléités de peine de mort pour ceux qui ont commis des crimes jugés particulièrement horribles. Je pense pouvoir dire qu’ici et maintenant je ne crierai pas « à mort », pour personne et dans aucune circonstance. Mais je n’en suis pas sûre. Et je suis encore moins sûre que si j’avais grandi ailleurs, dans un autre temps ou un autre entourage je pourrais dire la même chose.

Parce qu’il y a un gouffre en moi. Un gouffre de ténèbres dans lesquelles ta lumière me semble ne pas pouvoir pénétrer. Un gouffre de ténèbres profondes où ma confiance en toi vacille et où d’autres forces m’enchaînent.

Depuis ce gouffre, je me sais capable de me conformer au groupe – je l’ai déjà fait bien sûr. Parce que c’est plus facile, parce qu’ainsi je garde l’appartenance au groupe, même si je me perds moi-même.

Depuis ce gouffre je me sais capable, peut-être pas de crier « à mort », mais de murmurer avec les méchant-es, de médire de telle personne dont tout le monde médit, de détourner le regard de telle personne dont tout le monde détourne le regard. Je l’ai déjà fait, juste pour ne pas être remarquée, étiquetée comme différente, dérangeante, juste parce que je ne savais pas quoi faire d’autre.

Depuis ce gouffre je me sais capable de suivre un mouvement de foule, portée par la force du groupe, d’en perdre ma capacité de prendre du recul et de réfléchir au sens et aux conséquences de mes actes, de nos actes. Je l’ai déjà fait, parce que ça semblait la bonne chose à faire sur le moment, et que j’en oubliais que d’autres points de vue étaient possibles.

Depuis ce gouffre je me sais capable de me détourner de toi, de te rejeter, de vouloir étouffer ta voix. Je l’ai déjà fait, parce que j’avais peur de toi, parce que ta lumière me faisait mal aux yeux, parce que la vie circulant de nouveau me donnait des fourmillements douloureux, parce que le chemin que tu m’ouvrais me terrorisait, parce que la tentation de rester couchée dans le noir était plus forte.

Et depuis le bord de ce gouffre, je me sais aussi capable de résister à cela, de faire autrement, de sortir d’un groupe, de prendre la parole pour faire entendre une autre voix. Cela aussi je l’ai déjà fait, et plus particulièrement depuis que je chemine avec toi – toi, tu as toujours cheminé avec moi, mais moi je voulais faire seule... Avec toi, je m’en sais capable. Mais je sais aussi que… pas toujours !

Aurais-je crié avec la foule ? « Crucifie-le ! Crucifie-le ! À mort ! » Dis-moi Eternell aurais-je crié ?

La question me hante. Je me souviens de ce film, La Vague, qui explore ces mécanismes qui poussent des adolescents tout à fait ordinaires à faire des choses atroces sous l’effet du groupe, le tout à partir d’une simple expérience dans le cadre d’un cours. Qu’aurais-je fais à leur âge ? Aurais-je été des quelques uns qui garde leur capacité de réfléchir par eux-mêmes ? Je me souviens de la gêne ressentie adolescente devant un certain discours historiographique qui faisait de presque tous les français-es de 1789 des révolutionnaires épris de liberté, de fraternité et d’égalité, de presque toutes celles et ceux des années 1940 des résistant-es de la première heure. Etait-ce si sûr ? Et moi, qu’aurais-je fait ?

Je me souviens de mon soulagement en découvrant « Né en 17 à Leidenstadt », chantée par Carole Fréderiks, Jean-Jacques Goldman et Mickaël Jones. Je n’étais donc pas seule à me poser la question ! « si j’étais né en 17 à Leidenstat, sur les ruines d’un champ de bataille, aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? Si j’avais été allemand, bercé d’humiliation, de haine d’ignorance, nourri de rêves de revanche, aurais-je été de ces improbables consciences, larmes au milieu d’un torrent ? Si j’avais grandi dans les docklands de Belfast, soldat d’une foi, d’une caste, aurais-je eu la force, envers et contre les miens, de trahir, tendre une main ? Si j’étais née blanche et riche à Johanensbourg, entre le pouvoir et la peur, aurais-je entendu ces cris portés par le vent ? On saura jamais ce qu’on a vraiment dans nos ventres, caché derrière nos apparences, l’âme d’un brave ou d’un complice ou d’un bourreau, ou le pire ou le plus beau, serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d’un troupeau s’il fallait plus que des mots ? Et qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps d’avoir à choisir un camp. »

Choisir un camp… ce n’est pas le vocabulaire biblique. Être meilleur ou pire non plus… mais la question reste là, lancinante : aurais-je su faire autrement ? Je ne le saurai jamais, tout cela est passé. Et peut-être que cette question-là ne doit pas prendre toute la place. Elle peut rester comme un poil à gratter, comme un aiguillon, pour que la question devienne : aujourd’hui, demain, quand des circonstances similaires se présenteront, quand il me faudra choisir entre la mort et la vie, que ferais-je ? Depuis quel lieu en moi est-ce que je prendrais ma décision ? Depuis le fond de ce gouffre qui habite en moi ? Ou depuis le bord du gouffre, arrimée à ta main solide ?

Donne-moi, Eternell, le courage de recevoir ta force à chaque fois qu’il est besoin, de saisir ta main et de ne pas la lâcher.

Donne-moi le courage au moins de me taire, de ne pas crier « à mort ! » à défaut de celui de crier « relâche-le! ». Donne-moi le courage de dominer sur ce péché tapi en moi, qui est finalement si petit quand on le regarde à ta lumière.

Donne-moi d’entendre ta voix qui murmure sans cesse « que cellui qui n’a jamais péché jette la première pierre », et qui, me renvoyant ainsi à moi-même, me détache de la foule qui m’entraîne.

Donne-moi la force de me tourner vers toi dans ces moments fragiles où tout peut basculer, d’un côté ou de l’autre.

Donne-moi la force de dire non quand il le faut, de dire oui quand c’est nécessaire.

Donne-moi la force de t’aimer et de te faire confiance.

Donne-moi la force de te laisser visiter ce gouffre, pour qu’il cesse de me terroriser et de me faire honte.

Donne-moi la force de ne pas te laisser mourir en moi.

Pour que je puisse avancer sur le chemin que tu m’ouvres dans la confiance, l’espérance et l’amour, et que je puisse, avec toi, choisir la vie.

Amen.

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