Psaume 8 : devant Dieu, nous sommes des enfants allaités
Prédication
Le psaume 8, dans sa version chantée, est l’un de mes préférés, et pour redécouvrir autrement le texte, sortir de l’autoroute de mon cerveau qui m’embarque tout de suite vers le chant, j’ai eu besoin de faire un long détour par l’hébreu. A défaut d’hébreu, j’ai choisi pour ouvrir notre méditation de vous le lire dans la traduction un peu rugueuse d’André Chouraqui. Chouraqui fait le choix délibéré de rester au plus proche de la langue source – l’hébreu – au détriment de la langue cible – le français. Cela ne facilite sans doute pas la compréhension immédiate, mais donne un peu à sentir la construction poétique du psaume, qui nous échappe dans la plupart des traductions, tant il est vrai que traduire de la poésie est difficile…
Le psaume 8 a une construction concentrique. Nous n’allons pas l’étudier en détail, mais sans doute avez-vous remarqué qu’il commence et se termine par les mêmes mots : « YHWH notre maître, quelle majesté, ton nom, par toute la terre ». C’est comme l’enveloppe, la bulle, à l’intérieur de laquelle se joue la tension poétique. La structure concentrique du psaume, avec son encadrement par la majesté divine, donne aussi à voir la structure concentrique du monde selon la conception antique : un monde où la terre est au centre, posée au-dessus d’un lieu indéterminé, le shéol, et surmontée par la voûte céleste, le tout entouré des eaux d’en haut comme le dit le poème de la création. Et Dieu à l’extérieur du monde.
La bulle formée par le premier et le dernier verset donne donc le cadre : la splendeur de Dieu, dite ici au travers de la majesté de son nom. Le nom dont il est question ici, iod-hé-vav-hé, translittéré dans notre alphabet Y-H-W-H, est imprononçable. Pour le dire nous devons lui ajouter des voyelles : Yahvé. Les juifs, eux, remplacent à la lecture les quatre lettres qui le forment par HaShem (le nom) ou Adonaï (mon Maître, mon Seigneur, mon mari) ; nos traductions en français le remplacent par Eternel, ou par Seigneur. Il est bâti sur la racine du verbe aya, « être », sans en être une forme conjugué identifiable.
Ce nom propre de Dieu nous remet sans cesse devant son mystère, sa transcendance, il nous dit un Dieu insaisi et insaisissable. Quand on contemple les beautés et les mystères de l’univers, ce nom semble particulièrement adéquat pour s’adresser à Celui qui s’en révèle comme l’origine.
Dans les textes bibliques, ce nom là, qu’on appelle le tétragramme, est pourtant aussi le nom qui se manifeste dans des contextes de générosité ou de compassion. Son usage induit même une certaine intimité. Et c’est bien le cas ici : c’est bien ce Tout-Autre, cet Au-delà de Tout, qui se soucie de l’être humain, qui prend soin de lui avec amour.
Car c’est cela qui est au centre de la structure concentrique du psaume : « qu’est l’être humain, que tu t’en souviennes ? Le fils de l’humain, que tu prennes soin de lui ? » Ce verset utilise une figure essentielle de la poésie hébraïque : le parallélisme. Le parallélisme consiste à dire deux fois la même chose, de manière un peu différente, pour donner plus de profondeur. C’est donner un caractère sensoriel à la poésie : vos deux yeux ne voient pas exactement la même chose, ce qui vous permet de voir en relief ; vos deux oreilles n’entendent pas exactement la même chose, ce qui vous permet de situer un son dans l’espace en trois dimensions qui vous entoure. Et la poésie hébraïque vous dit une même chose de deux manières différentes comme pour donner du relief, de la vie, à ce qui est dit. Ici l’étonnement, l’incompréhension et l’émerveillement devant le fait que ce Dieu-là se soucie de nous !
Cet étonnement reste le nôtre, peut-être avec plus d’acuité encore si c’est possible car nous savons – mieux que les hommes et les femmes de l’Antiquité – à quel point l’univers est immense, à quel point nous y sommes minuscules, poussières de vie perdues parmi les étoiles. Que le Dieu qui est à l’origine de l’être même du monde, se fasse pour nous tout proche, qu’il se soucie de nous, jusqu’à se manifester dans un de nos semblables, Jésus de Nazareth. Vertige !
Dans toutes les constructions religieuses de l’époque, le ou les dieux qui sont à l’origine du monde, qui le font émerger du chaos, ne sont pas les dieux qui s’occupent ensuite des êtres humains, ce sont leurs descendants, d’une manière ou d’une autre. L’intuition folle du peuple hébreu tient là, dans cette affirmation que le Dieu créateur, le Dieu force impersonnelle, est le même que le Dieu auquel je peux m’adresser, moi, simple humaine perdue parmi des milliards d’autres, sur une planète perdue dans l’immensité de l’univers. Pour moi, pour nous, ce Dieu-là, cet Eternel.le insaisissable, incommensurable, se rend personnel et connaissable. C’est ce qu’on appelle un mystère ! Un mystère, ce n’est pas une barrière, c’est une invitation : une invitation à la relation sans emprise, une invitation à la danse de la vie.
Le psalmiste répond à cette invitation par sa prière : il s’adresse, frémissant de respect, d’émerveillement et de gratitude, à YHWH, à l’Eternel, avec ses pauvres mots humains, fragiles, insuffisants et imparfaits, et tellement nécessaires, tellement précieux. Leur imperfection même est le signe de leur caractère précieux : c’est parce qu’ils nous échappent en partie, parce qu’il y a toujours une part de non adéquation entre nos mots et l’expérience du monde que nous faisons, qu’ils sont si précieux, si indispensables. Les mots en effet nous empêchent d’identifier le monde à notre expérience, de nous confondre avec le monde. Ils nous distinguent des choses et des êtres, ouvrant l’espace possible d’une relation, d’un amour : entre Dieu et nous, entre êtres humains, entre l’être humain et le monde. C’est un possible offert, un possible à habiter. Mais nous savons bien, particulièrement en ces temps que certains commencent à qualifier sérieusement de derniers – entre crise écologique, pandémie et guerre – que ce possible ne prend pas toujours corps. Pour lui redonner une chance, peut-être nous faut-il retrouver la démarche du psalmiste : entrer en relation avec ce Dieu-là, qui nous offre sa présence, son amour, quelle que soit notre certitude d’en être indigne, le laisser nous dire que nous n’avons pas à mériter cette attention, cet amour, qu’ils sont donnés sans condition, comme à ces tout-petits du début du psaume, qu’ils sont déjà là, et qu’ils nous engagent, qu’ils nous donnent une responsabilité, comme à l’humain couronné de gloire qui leur répond à la fin du psaume. Rester conscient.es de notre petitesse, de notre fragilité, et ne pas toujours se prendre au sérieux : devant Dieu, nous sommes et nous restons des enfants allaité.es ! Et comme ces tout-petits, nous avons à apprendre chaque jour un peu plus la parole et les gestes justes, en réfléchissant, en imitant ce Dieu qui se donne à nous comme parent aimant.