Dieu peut-il désespérer de nous ?
Prédication
Il y a des moments où tout semble perdu, où on a l’impression que rien ne sert plus à rien, que c’est la fin du monde, notre petit monde personnel, ou le monde que nous habitons ensemble. Un deuil, une maladie physique ou mentale, une guerre, un effondrement écologique.
Parfois, on se demande comment garder l’espérance quand tout va mal, où trouver la force de faire encore les gestes de la vie quotidienne quand une souffrance est venue habiter en nous et met tout sans dessus dessous, brisant jusqu’à notre envie de vivre. De l’expérience de personnes qui ont traversé de telles périodes d’épreuve, avoir la responsabilité d’un être vivant – que ce soit un enfant, un chat ou une plante – aide à rester en vie le temps que l’élan de vivre soit restauré en soi. C’est ce que la fin du psaume évoque comme la mémoire du passé : au temps des larmes, il a quand même fallu semer. Même si ça semblait ne plus avoir grand sens, il fallait s’occuper des bêtes, préparer la terre, semer, surveiller les champs. Vous connaissez sans doute ce propos de table de Martin Luther, à qui l’on demandait ce qu’il ferait si la fin du monde était pour demain et qui aurait répondu : « je planterai un arbre ». Oui, continuer à s’occuper de la vie aide à vivre, qu’on s’occupe de la vie passée qui nous a façonnée, de la vie déjà là, ou de la vie possible.
On connaît ainsi plusieurs exemples de recueil de recettes de cuisine constitués par les femmes emprisonnées dans les camps de concentration. Cela semble dérisoire, et pourtant… pourtant cela dit à la fois la volonté de préserver l’héritage dont elles étaient porteuses, de se souvenir des belles choses pour y puiser la force de vivre, et l’espérance que ces recettes seraient un jour de nouveau cuisinées pour des jours heureux.
S’accrocher aux petits gestes, ceux qui disent une vie vivante, à la fois déjà et pas encore là. Cela, c’est notre manière à nous de prendre soin de notre espérance, pour nous et pour nos enfants. Mais en méditant ce psaume, j’ai soudain été traversée par une question : si nous sommes parfois désespéré-es, découragé-es, qu’en est-il de Dieu ?
Tout est parti d’une conversation avec mon fils. Un matin de la semaine dernière, il me demande, de but en blanc : « Pourquoi, si Dieu existe, il laisse les humains se faire la guerre et détruire la planète ? ». Que voulez-vous répondre à ça, à peine réveillée, avec en tête le massacre des gazaouis, l’extinction de masse des espèces, l’hypocrisie et l’égoïsme des puissants ? Heureusement, les enfants n’ont pas toujours besoin de réponse et mon fils a continué le fil de sa pensée tout seul : « Moi je pense que Dieu il devrait faire comme dans l’histoire de Noé : un grand ménage parmi les humains, et en noyer vraiment beaucoup. Après ça irait mieux. » Là je tique un peu quand même : « Et comment il saura Dieu, qui il faut noyer et qui il ne faut pas noyer ? Tu crois que certaines personnes sont des cas désespérés et qu’il n’y a plus rien à faire ? » « Ben il est Dieu quand même. » Long silence. Puis : « Peut-être que plutôt que de noyer presque tout le monde, Dieu devrait faire le ménage autrement. » « Ah oui ? » « Oui, il devrait laver le cœur et le cerveau de tous les humains, pour que tout le monde arrête de faire n’importe quoi, et que ça n’arrive plus jamais. »
Il faut savoir que nous avons raconté l’histoire du déluge et de Noé aux BAMs cette année, et en entendant les réflexions de mon fils, j’ai été traversée par une immense gratitude pour le travail que fait Florence Auvergne-Abric !
Mais revenons à la question : en regardant le monde des humains, comment Dieu peut-il ne pas désespérer de nous ? Lui qui forme pour nous des projets de bonheur et de vie, non des projets de malheur, lui qui crée le monde et ses habitants et qui dit « cela est bon, cela est beau », comment peut-il ne pas désespérer devant les douleurs du monde ? Comment, effectivement, ne rase-t-il pas tout, pour tout arrêter, et tout recommencer mieux ensuite, comme au déluge ?
Plusieurs réponses peuvent être apportées.
On peut conclure que Dieu n’existe tout simplement pas, comme le proposait mon fils la semaine dernière, parce que s’il existait il ne laisserait pas les choses en arriver à un tel point de dysfonctionnement, de douleurs et de souffrances accumulées. Ou alors, s’il existe, il n’a pas la puissance de nettoyer le monde. On peut aussi envisager qu’il n’en ait pas envie ou qu’il ait renoncé à le faire : on parle là soit d’un Dieu indifférent, qui a créé le monde mais s’en est ensuite détourné pour retourner à d’autres occupations plus importantes, ou d’un Dieu qui se tient à son choix de laisser le monde aller son chemin et reste en retrait. Ou bien, comme le dit l’histoire de Noé qui a tant marqué mon fils, il a renoncé une fois pour toutes à ce mode radical de régler les problèmes et il utilise maintenant d’autres moyens. La Bible porte la trace de toutes ces hypothèses, de tous ces questionnements sur l’action ou l’inaction de Dieu dans le monde en général, dans nos vies en particulier.
Quand je relis ce psaume aujourd’hui, avec tout ce qui m’habite d’inquiétudes, de douleurs passées, actuelles ou anticipées, j’ai le sentiment que le psaume ne parle pas seulement de l’espérance des humains, mais aussi, et peut-être surtout, de celle de Dieu. Regardant les bombes tomber sur Gaza, les espèces s’éteindre les unes après les autres, les humains s’enfermer dans un système qui génère de la peur, de la souffrance, de la mort, Dieu peut-il faire autre chose que pleurer ? Quelles lamentations peuvent-elles s’échapper de son souffle ? Et si toutes nos prières de plaintes n’étaient que cela : l’expression de l’immense douleur de Dieu devant le devenir de la création qu’il a béni et ne cesse de bénir, pour laquelle il a formé des projets de vie et de bonheur et qu’il voit s’abîmer dans un chemin de mort et de malheur ?
Mais Dieu est Dieu, et s’il pleure devant l’oeuvre de la mort, l’espérance qu’il est aussi le pousse à sortir semer. C’est cela son moyen d’action, son mode d’intervention dans le monde : semer encore, semer malgré tout, semer des graines de confiance, d’espérance et d’amour. Semer et espérer, hier, aujourd’hui comme demain, que ces graines porteront du fruit. Un grain d’amour, se laissant mourir pour devenir plantule, puis plante, puis fleur, peut porter 100 fruits d’amour. Et alors Dieu récolte dans la joie ce qu’il a semé dans les larmes. Mais ses yeux brillent encore de larme, parce que ce travail de semeur est toujours à recommencer. Dieu ne cesse de pleurer, et il ne cesse de semer. Fatigué, lassé peut-être, mais semant toujours, plein d’espérance, de confiance et d’amour.
Ou tissant toujours, selon une autre image, venue d’une confession de foi que je vous partage maintenant :
Dieue est assise et elle pleure.
La merveilleuse tapisserie de la création qu’elle avait tissée avec tant de joie est mutilée, déchirée en lambeaux, réduite en chiffons, sa beauté saccagée par la violence.
Dieue est assise en pleurant, mais voyez, elle rassemble les morceaux pour tisser de nouveau. Elle rassemble les morceaux de nos tristesses, les peines, les larmes, la frustration causées par la cruauté, l’écrasement, l’ignorance, les viols, les tueries.
Elle rassemble les chiffons du dur travail, des essais de plaidoyers, des initiatives pour la paix, des protestations contre l’injustice, toutes ces choses qui sont petites et faibles, les mots, les actions offertes dans la foi, l’espérance et l’amour.
Et voyez !
Elle retisse cela avec les fils d’or de l’allégresse en une nouvelle tapisserie. Une création encore plus riche, encore plus belle que ne l’était l’ancienne.
Dieue est assise, tissant patiemment, avec persévérance. Un sourire rayonne comme un arc-en-ciel sur son visage baigné de larmes. Elle nous invite non seulement à continuer à lui offrir les lambeaux et les chiffons de notre souffrance et de notre travail, mais à bien plus que cela : à prendre place à ses côtés, devant le métier de l’allégresse, et à tisser avec elle la tapisserie de la création nouvelle.
(M. Riensiru, Mission n°17, 15 novembre 1991).