Voyage à Auschwitz

Mercredi passé, j’ai participé au voyage organisé annuellement par la CICAD à Auschwitz et Birkenau. Ces voyages comprennent un temps de recueillement devant le monument de Birkenau à mi-parcours de la journée. Halte bienvenue dans une journée qui imprime sa marque et son poids en chacun-e… Sauf que dans mon cas, j’étais invitée précisément pour contribuer à ce moment de recueillement, ce qui fait que c’était moins une halte pour moi. Heureusement je n’étais pas seule et les deux autres collègues présents (diacre de l’Eglise catholique et rabbin) m’ont offert deux moments de respiration profondément nécessaire en ces lieux chargés de cris et de douleurs.

Rarement mots ont été plus difficiles à venir à moi que ceux-là. Les voici, imparfaits, insuffisants, mais présents, parce que les mots participent de la mémoire nécessaire, et qu’ils nous relient, parce que regarder nos impuissances en face participe mieux je crois du “plus jamais ça” que toutes nos illusions de puissance et de perfection.

Birkenau, 19 novembre 2025, tentative de parole

J’ai l’habitude de parler dans toutes sortes de situations. Il m’arrive régulièrement de le faire dans des circonstances tragiques. Mon ministère m’amène souvent à me tenir au bord du gouffre de l’indicible.

J’ai l’habitude et pourtant, au moment de prendre la parole ici, à Auchwitz, tout en moi résiste. Il n’y a pas de mots.

J’ai l’habitude et pourtant, au moment de prendre la parole ici, à Auchwitz, tout en moi se fige. Ce qui s’est passé ici est au-delà de ce que mon être peut saisir. Mes sens peuvent s’imprégner de ce qui nous entoure. Mon intelligence peut chercher à comprendre la mécanique implacable qui a été à l’œuvre. Mes émotions peuvent entrer un tout petit peu en résonance avec celles des personnes qui sont passées par ici et dont l’immense majorité est morte ici. Mais il n’y a plus de communication entre ces différentes dimensions et aucune de toute façon ne saisit « Auchwitz ».

J’ai l’habitude et pourtant, au moment de prendre la parole ici, à Auchwitz, une question me réduit au silence : qu’aurais-tu fais ? Au bout de la vie, dans la panique et la souffrance, réduite à un corps déshumanisé, qu’aurais-tu fait ? Et avant ça, dans ces wagons de la mort, avec tes enfants affamés et terrorisés, qu’aurais-tu fait ? Née allemande et affectée dans un tel lieu, qu’aurais-tu fait ?

A ce stade, les mots se perdent. Je me perds.

Dissociation. Figement. Sidération. Ce sont les mécanismes de protection qui se mettent en place, sans que ma volonté y ait part, pour m’éviter de sombrer dans le désespoir et la folie.

Mais il faut en sortir. Ce n’est pas ici un « il faut » qui relève du devoir moral, mais de l’appel à la vie. Il faut sortir de la sidération et du figement pour que cela ne se reproduise pas, pour que ces hommes, ces femmes et ces enfants qui sont mort-es ici deviennent des parts vives de notre mémoire, comme des êtres chers perdus dans des circonstances dont la cruauté échappe à ce que nos esprits peuvent saisir.

Et pour penser un « plus jamais ça » j’ai besoin d’un détour par les bourreaux, dont il nous faut aussi faire mémoire. Non pas pour leur rendre hommage évidemment, mais pour qu’ils et elles continuent de nous interroger : comment ont-ils, ont-elles pu devenir ce qu’ils et elles sont devenu-es ?

Je ne suis pas spéciale de psychologie, ni d’histoire. Ma spécialité à moi ce sont les textes bibliques. Un texte surnage dans mon cerveau sidéré par l’immensité de ce qui s’est joué ici. Un fragment plutôt : « qu’as-tu fait de ton frère ? ». C’est la question que Dieu pose à Caïn après le meurtre d’Abel. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Peut-être que ce qui a manqué à Caïn, ce qui a manqué aux bourreaux d’Auchwitz, ce qui manque à tous les bourreaux du monde, c’est de considérer l’autre comme un frère, comme une sœur, c’est-à-dire comme un semblable.

Caïn a regardé Abel comme un concurrent, comme un obstacle entre lui et la validation de Dieu. Le Reich s’est servi de l’antisémitisme véhiculé par des siècles de christianisme pour faire croire que les juifs étaient un obstacle à la vie heureuse et belle à laquelle le peuple aryen avait le droit. Partout dans le monde, si l’on veut tuer un groupe de personnes, on commence par leur retirer leur humanité, par cesser de les regarder comme des frères et des sœurs. On les regarde comme des races inférieures, des sous-humain, voire comme des animaux, méprisables – cafards ou serpents – ou dangereux – loups ou chiens –, ou carrément comme des démons.

Mais regarder l’autre comme un frère, une sœur, comme un semblable n’est pas si facile. A la moindre situation difficile, à la moindre injustice subie, il y a ce réflexe, cette tentation de rejeter la faute sur l’autre, l’étranger, le juif, le pas pareil, le sous-homme, et de le regarder comme un ennemi ou un nuisible.

Dans le récit biblique, Dieu, voyant Caïn, aux prises avec cela, s’adresse à lui : « le mal est tapi à ta porte. Toi, domine sur lui. »

Il y a quelque chose qui est là, prêt à s’emparer de nous, à s’engouffrer dans nos failles, dans nos blessures, dans nos peurs. Et il y a une voix qui nous appelle à ne pas nous laisser identifier avec ce mal tapi à notre porte.

Quand Caïn arrive devant Abel, il est écrit : « et il dit ». Sans rien derrière. Dans cette parole impossible, dans ce silence, se tient la possibilité de la violence et du mal. Qui prend la parole en moi quand je me tais ? Ce Dieu qui cherche la relation et la vie à travers toutes mes blessures ? Ou le mal tapi à ma porte ?

La voix qui me dit et me répète que je suis supérieure à l’autre, que je mérite mieux que lui, qu’il n’a rien à faire là, qu’il me vole un bout de quelque chose par sa simple existence et que j’ai bien le droit de me défendre, même si cela signifie l’écraser ? Ou celle qui me répète que l’autre est mon semblable ?

Mon espérance, c’est qu’en chacun, en chacune, ce soit cette voix-là, la voix de la fraternité, de la sororité, qui soit entendue et suivie. Mon espérance faiblit parfois, et comme une flamme elle s’éteint dans la tempête. Mais jusqu’à présent, elle a toujours été rallumée à la flamme d’autres espérances venues au secours de la mienne. Même ici, même à Auchwitz, la flamme de mon espérance se raccroche à la végétation qui renaît, aux gestes d’humanité qui ont fleuri même dans la boue toxique des camps, des combattant-es pour la liberté, à la ténacité de celles et ceux qui cherchent à transmettre la mémoire, à l’engagement des guides, des professeurs, au vôtre. Elle se raccroche à peu de choses. Mais il suffit de peu de choses pour faire dérailler un système et pour dire qu’un autre monde est possible.

Je termine avec ce poème de Francine Carillo :

On pourrait rester / sans mots

le cœur transi / par la noirceur

qui défait / le monde

on vit / aujourd’hui

sous les décombres / de l’espérance

mais survient / une étrange urgence

qui est / fidélité

à une autre histoire / à une autre mémoire

La nuit déchirée / le désert visité

et la lumière qui se fait / enfant…

Une parole est née / à l’aplomb des ténèbres,

douce / et tenace

comme une offrande / de paix

à verser / par nos mains

sur la paille / quotidienne.

Retour ?

Aller à Auschwitz et à Birkenau est une voyage dont on ne revient pas inchangé-e. Encore faut-il en revenir… Il y a évidemment toutes celles et ceux qui ont été exterminé-es là-bas. Tant de vies brisées, martyrisées, oubliées, dont il ne reste rien auxquelles le Livre des Noms, constitué par Yad Vashem, tente au moins de rendre cela : un nom.

Et il y a aussi toutes celles et ceux qui y vont pour tenter de saisir… et qui deviennent ainsi porteurs et porteuses de cette mémoire douloureuse, pleine de ténèbres. Je ne suis pas encore revenue complètement, une part de moi est restée là-bas, près de valises fracassées, éventrées, et de photos de famille si semblables à celles de ma famille.

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