“C’est pas trop dur de côtoyer tout le temps la mort ?” me demande-t-on souvent ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, je crois que j’ai toujours aimé les cimetières. Il y en avait un juste à côté de l’école maternelle que je fréquentais, et pendant les récréations - que je détestais à cause du bruit beaucoup trop fort pour moi et de l’agitation qui me laissait tétanisée dans un coin de la cour. Le cimetière silencieux et tranquille m’apparaissait alors comme beaucoup, beaucoup, plus désirable que la cour de récré ! Evidemment, à à peine trois ans je ne savais pas très bien ce qu’était ce lieu.
Plus tard, dans les randos à pieds ou à vélo, les cimetières étaient synonymes d’ombre de point d’eau potable et fraiche, parfois même, pour les cimetières “de luxe”, de toilettes.
Encore plus tard, égarée à Paris pour deux longues années, les cimetières étaient des lieux de calme et de verdure plus que bienvenus pour moi qui aspirais tant aux deux !
Aujourd’hui dans mon ministère, je côtoie régulièrement non pas la mort, mais le deuil, ou - plus précisément - les endeuillé·es. Et je vois bien que cela questionne beaucoup autour de moi. On me demande (avec bienveillance et curiosité) : “ce n’est pas trop lourd ? comment tu fais pour tenir le coup ?”. Cela reflète je crois à la fois un réel souci pour moi (merci!) et une peur très courante de se confronter à la mort, à la finitude.
Pour moi pourtant, accompagner les familles endeuillées est l’une des plus belles parts du ministère. Ce sont toujours des rencontres fortes, dans des moments de vulnérabilité où la délicatesse est la base. L’essentiel du travail à ce moment-là, c’est d’écouter les proches, de les aider à mettre des mots sur ce que cette mort leur fait, et de les orienter vers la vie. Je dis parfois que pendant la cérémonie je ne fais que mettre en forme ce qui m’a été offert pendant le ou les entretiens de préparation. Je rends aux familles leurs mots, leurs souvenirs, leurs aspirations, éclairés à la lumière de ce que je comprends de l’Evangile : une Bonne Nouvelle, même dans les ténèbres du deuil.
Alors oui, c’est vrai, c’est intense. Cela me demande une présence et une écoute qui sont parfois épuisantes et il me faut du temps pour retrouver de l’énergie. Cela me confronte à des détresses profondes, à des douleurs vives qui peuvent venir réveiller les miennes. Cela me demande de comprendre vite les enjeux, les dynamiques, les relations. Et je me trompe parfois, malgré tout le soin que j’y mets. Et bien sûr certaines situations sont bouleversantes et il arrive que je pleure aussi. Cela m’oblige à vivre mes émotions parfois un peu autrement, en différé, parce qu’en ce lieu et en ce temps ce n’est pas ma douleur, ce n’est pas mon rôle.
Donc non ce n’est pas facile. Mais je ne laisserai cette part là de mon ministère pour rien au monde. Parce que ce que je trouve magnifique et qui me nourrit vraiment en profondeur, au point de changer petit à petit ma manière d’être, c’est de voir que toujours - même dans les cas où la personne décédée a vraiment fait souffrir autour d’elle - ce que les proches cherchent à retrouver pour le garder, ce qui leur est précieux au moment de dire au revoir, ce sont tous les moments où il y a eu, au moins un peu, de l’amour. Au moment de dire au revoir, ce n’est pas le temps qui a été passé à s’engueuler, ou à faire le ménage, ou à jardiner qui restent pour aider à traverser la tempête du deuil. Ou alors seulement quand les proches arrivent à y discerner une manière de prendre soin, d’exprimer de l’inquiétude, de donner de l’amour (pas de côté n’est pas toujours adéquat, et même quand il l’est il n’est pas toujours évident pour les proches).
Non, ce qui reste de manière indiscutable, ce sont les moments de partage, et encore plus quand ils ont un côté ritualisé, répétitif : les fous rires en regardant la comédie du jeudi soir avec un frère, les discussions jusqu’au bout de la nuit avec une amie, les marches du dimanche après-midi avec un père, les repas du mardi chez une mamie, les cartes envoyées, les téléphones, tous ces petits gestes qui disent une relation solide, une complicité, une attention l’un pour l’autre, qui rendent l’amour visible, palpable.
Alors quand vous avez ça au cœur en rentrant à la maison, je vous assure que la chambre en désordre ou les devoirs pas encore faits paraissent infiniment moins urgents que de serrer vos enfants dans vos bras et de leur dire que vous les aimez ! Ou de se souvenir que oui, célébrer les passages de saison, les anniversaires, redire les mêmes mots au moment de quitter la chambre, partager des références culturelles et des souvenirs communs, c’est essentiel pour la solidité des liens qui nous unissent.
Côtoyer les familles en deuil, c’est aussi se rappeler à quel point la vie est fragile, à quel point tout peut basculer très vite… Et cela rend chaque instant précieux !
PS : on ne célèbre pas la Toussaint ni la fête des morts dans les églises réformées, mais ça n’empêche pas de vivre et de résonner avec toutes celles et ceux autour de nous qui le font, ni de penser à nos aimé·es passé·es de l’autre côté.