Les chemins inattendus de la parole

Prédication

Je dis souvent au début du culte qu’on y vient – entre autres choses – pour se mettre à l’écoute d’une Parle qui nous vient d’ailleurs, qui nous déplace. Et c’est vrai bien sûr, on vient au culte se mettre à l’écoute, prier et réfléchir. Mais dans les récits bibliques, ce n’est pas si souvent que la Parole de Dieu vient rejoindre les personnes pendant l’équivalent d’un culte. C’est que la Bible nous parle de la vie telle qu’elle est, et que la vérité c’est que nous passons l’essentiel de notre vie ailleurs qu’au culte – et heureusement ! Il faut donc bien que la Parole de Dieu nous rejoigne là où nous sommes, c’est-à-dire la plupart du temps hors du culte, occupé à d’autres choses qu’à prier et ne pensant pas du tout à Dieu. Et l’histoire de Naaman nous raconte l’histoire de cette Parole qui vient nous rejoindre là où nous ne l’attendons pas du tout et par des moyens plutôt inattendus.

Naaman est malade, sans que cela paraisse beaucoup affecter son quotidien. Il souffre d’une lèpre, ce qui dans la Bible désigne de manière assez large les maladies de peau mal définies, pouvant être contagieuses et dégénérer. Au stade de sa maladie où le cueille notre histoire, il est encore tout à fait vaillant, et, dans son milieu cette maladie ne semble pas connotée d’une notion d’impureté qui le mettrait à l’écart de la société comme c’est le cas dans le peuple hébreu. Mais voilà qu’une voix s’élève et pointe cette maladie, la regarde vraiment, y porte attention, et propose une voie de guérison. Cette voix-là, c’est la voix la moins audible qui soit, celle qui cumule à peu près toutes les dévalorisations possibles : la voix d’une fille, jeune, étrangère, esclave, transmise par la voix d’une autre femme, l’épouse de Naaman. Pas une voix à laquelle on a l’habitude d’accorder beaucoup de crédit. Pourtant, Naaman écoute cette voix, et il choisit de lui faire confiance. Il décide de se prendre en main et de chercher une voie de guérison à sa maladie, même si la voie proposée est un peu surprenante. Il va se mettre en chemin vers ce prophète dont la jeune esclave a dit qu’il était à Samarie.

Dans la compréhension de Naaman, celle qui est répandue dans tout le Proche Orient Ancien, le prophète, celui qui porte aux humains une parole de la part de Dieu, est certainement un roi. La royauté est en effet très liée au culte divin dans le POA. Et le fait que le prophète se trouve à Samarie, capitale du royaume d’Israël du Nord – Jérusalem étant celle du royaume du sud –, conforte cette représentation. Devant se rendre auprès d’un roi étranger, Naaman va donc d’abord se rendre auprès de son roi à lui, pour lui demander à la fois l’autorisation de s’absenter et une recommandation pour le roi de ce pays avec lequel le sien est souvent en tension quand ce n’est pas en guerre ouverte. Puis il se met en route, en ayant emporté de quoi faire des offrandes précieuses. Car, toujours dans sa représentation, un don divin s’achète, d’une manière ou d’une autre, et puisqu’il demande quelque chose de très précieux, la santé, il prévoit de quoi payer un prix en conséquence, des kilos d’or, d’argent, et des vêtements d’apparat.

Mais voilà qu’en arrivant à la cour du roi d’Israël, il est mis en face de son erreur d’interprétation : non, le prophète n’est pas le roi, le roi n’est pas le prophète qu’il cherche. Pire, le roi ne semble pas en mesure de lui indiquer de qui parlait l’esclave de sa femme…

Encore une fois, la Parole se fraie pourtant un chemin jusqu’à lui. Hier comme aujourd’hui, les nouvelles vont vite et on sait très vite dans toute la ville qui a rendu visite au roi… le général de l’armée si souvent ennemie, réclament guérison ! Elisée l’apprend, et fait dire au roi de lui envoyer Naaman. Elisée et le roi ne sont pas en très bons termes, comme c’est souvent le cas dans l’histoire de la royauté en Israël. Elisée, contrairement au roi, a compris que la démarche de Naaman n’est pas un piège pour déclencher une énième guerre entre les deux peuples ennemis, mais une demande sincère.

Voilà donc Naaman à la porte d’Elisée, attendant qu’Elisée sorte à sa rencontre, comme il devrait le faire vu le rang de son visiteur. Mais Elisée ne sort pas… devant la Parole de Dieu, tous les êtres humains sont au même rang et Naaman a besoin de le compredre dans sa chair. Pour Naaman comme pour nous il est difficile d’être ainsi dépouillé de ce qui lui donne une place dans le monde, une place qu’il a conquise au prix de beaucoup de travail sans doute. Qui est-il s’il n’est plus général ? Déstabilisant pour le moins…

Elisée, donc, se contente d’envoyer un serviteur adresser sa recommandation à Naaman : aller se laver sept fois dans le Jourdain. Là, pour Naaman, il y a deux options : soit Elisée se moque de lui et profite de sa position de demande pour l’humilier, soit il lui parle d’un Dieu complètement inattendu, qui ne rentre dans aucun des schémas de relation que Naaman comprend et maîtrise à merveille…

Naaman conclue d’abord qu’Elisée et/ou son Dieu se fichent de lui. Il avait écouté l’esclave de sa femme, il avait encaissé sans trop broncher le fait que le roi ne soit pas prophète et qu’il se trompe sur ses intentions, que le prophète le convoque chez lui, mais là c’en est trop !

Naaman est prêt à jeter l’éponge et à rentrer chez lui, bredouille et fâché. Sur la route, en passant à proximité du Jourdain, ce sont à nouveau des serviteurs qui parlent, lui recommandant de suivre la prescription d’Elisée. Naaman écoute et se trempe sept fois dans le Jourdain. Ce traitement qu’il jugeait ridicule, et bien peu susceptible de faire effet, « marche ». C’est-à-dire qu’il retrouve une peau saine, la peau d’un enfant. Il lui faut donc revoir son jugement sur Elisée et son Dieu : ils ne se sont pas moqués de lui, mais le Dieu d’Elisée se fiche de s’adresser à un général plutôt qu’à une esclave, pour lui les deux sont ses enfants bien-aimé-es. Le Dieu d’Elisée n’a pas besoin de mystères, de rites hyper précis, pleins de fastes et de mystères, pour agir. Il agit dans l’eau boueuse de nos quotidiens, dans les moments où tombent nos masques et nous osons la vulnérabilité.

Et le Dieu d’Elisée ne demande pas de salaire pour son action, il donne gratuitement, comme Naaman va le découvrir en retournant vers Elisée, qui cette fois le reçoit chez lui. Et, en homme honnête, il vient payer. Il se conforme à la pratique dont il a l’habitude. Mais il a beau insister, rien n’y fait. Elisée n’accepte rien : d’une part lui-même n’a rien fait, c’est Dieu qui a agi, et d’autre part, Dieu agit gratuitement, il n’y a pas à le payer, et surtout pas en espèces sonnantes et trébuchantes.

Quelque chose se passe alors pour Naaman, qui soudain lâche sa représentation et accepte la parole d’Elisée et change de posture : au lieu de vouloir donner des richesses matérielles, il demande à prendre de la terre, matière humble s’il en est, pour se rappeler de ce dieu qui est allé le chercher si loin et qui l’a guéri de manière si surprenante, dans la boue d’un fleuve. Il s’engage à offrir plutôt ses prières à ce Dieu-là. Et il s’en va, changé par ce voyage.

Oui, dans cette histoire, la Parole de Dieu prend vraiment des chemins inattendus !

D’abord une toute jeune esclave hébreue, c’est-à-dire à peu près la personne au plus bas de l’échelle sociale. Puis les serviteurs de Naaman lui-même, eux non plus pas des voix très écoutées. Ces petites gens, méprisées, sont faites anges pour Naaman. Ange, je le rappelle, cela veut dire messager, ou messagère. La jeune esclave et les serviteurs sont pour Naaman des anges, des messagers de Dieu. Et Naaman écoute ces voix-là. Il est prêt à admettre qu’une Parole de Dieu lui arrive par ce biais-là.

Sacré déplacement à encaisser pour Naaman. Franchement, il s’en sort plutôt bien.

Mais c’est fragile… quand Ghehazi, le serviteur malhonnête d’Elisée, le rattrape et lui raconte un mensonge pour lui extorquer de l’argent, Naaman lui fait confiance, comme il a fait confiance jusque-là aux serviteurs et esclaves qui lui ont parlé et sans s’apercevoir que cette fois il y a tromperie. Manière pour le récit de nous mettre en garde : pas de lecture facile du type « les plus petits disent toujours une Parole qui vient de Dieu ».

Et si Naaman tombe dans le panneau de Guehazi, c’est que le discours qu’il lui sert correspond à ses anciennes attentes. On ne se débarrasse pas si facilement d’une vie entière de marchandage avec le divin, de donnant-donnant, de logique du mérite et de la rétribution. Alors quand on vient lui demander un paiement, même indirect, pour la transformation dont il a bénéficié, cela fait d’une certaine manière rentrer le monde dans l’ordre qu’il a toujours connu. Mais cet ordre est une déformation de la relation que Dieu veut avoir avec l’être humain, Guéhazi tort la Promesse divine comme le serpent du jardin d’Eden tort la Parole de Dieu.

Il y a bien des rebondissements dans ce récit, mais finalement, le plus étonnant c’est peut-être le fait que Dieu cherche à rejoindre Naaman, et à le guérir. Parce que Naaman n’est pas n’importe qui : il est le général en chef des armées de Syrie, pays voisin et ennemi d’Israël, parfois en guerre ouverte, et alors ce sont les armées syriennes qui dominent celles d’Israël, parfois en paix fragile et armée comme au moment où notre récit prend place. Dieu cherche à guérir Naaman, sans condition, ni contrepartie. Naaman n’a en rien mérité quoi que ce soit de la part du dieu d’Israël, et il n’est attendu aucune contrepartie matérielle de sa part à sa guérison, ni argent, ni renoncement à son poste de général des armées.

Pour le dire autrement : l’ennemi du royaume du nord d’Israël n’est pas l’ennemi de Dieu. Et puisque les récits bibliques n’ont pas pour but de nous parler du passé, mais plutôt de nous parler nous, on peut aussi le formuler ainsi : mon ennemi – intérieur ou extérieur – n’est pas l’ennemi de Dieu, l’ennemi de tel groupe dont je fais partie – famille, parti, association, pays – n’est pas l’ennemi de Dieu.

Et plus que cela, Dieu cherche le salut de Naaman comme il cherche le salut du peuple d’Israël. Dieu cherche le salut de mon ennemi comme il cherche mon salut, il cherche le salut de l’ennemi du groupe dont je fais partie comme il cherche le salut de mon groupe. Et le salut n’est pas la victoire sur l’autre… il est guérison et retournement, conversion de l’être.

Mon ennemi n’est pas l’ennemi de Dieu… lui aussi est au bénéfice de la grâce et de l’amour de Dieu. Quel renversement du regard ! Et peut-être que dans ce récit, celle qui nous montre le chemin pour entrer dans ce renversement, c’est la jeune esclave : arrachée à sa vie dans son pays, son village, capturé par des pillards, probablement maltraitée, vendue comme esclave, elle n’est ni dans l’amertume ni dans la revanche. Elle ose regarder ses maîtres comme ses semblables, compatir à la souffrance que doit occasionner à Naaman sa maladie. Elle ose souhaiter sa guérison. Elle ose croire que son Dieu, à elle qui a été si meurtrie, pourrait guérir Naaman qui l’a achetée comme on achète une marchandise. Elle ose croire que le Dieu de son peuple, son peuple qui a été si maltraité par Naaman à la tête des armées du sien, pourrait guérir le général ennemi. Elle ose dire son espérance et sa confiance dans ce Dieu-là, qui ne se laisse pas enfermer dans nos conflit humains et ni limiter par nos haines et nos rancunes.

Puissions-nous apprendre à regarder celles et ceux qui nous ont blessé-e ou qui menacent de le faire, individuellement et collectivement, avec les yeux de cette jeune esclave sans nom.

Amen

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