Qu'est-ce qui pourrait nous séparer de l'amour de Dieu ?
Prédication
La musique de Bach qui nous accompagne ce soir – merci à nos musiciens et musiciennes – médite, entre autres, ces quelques versets de Paul aux chrétiens et chrétiennes de Rome, au chapitre 8 :
Qui nous séparera de l'amour du Christ ? Est-ce que ce sera la détresse, ou bien l'angoisse, ou encore la persécution, la faim, les privations, le danger, la mort ?
Non ! Car j'ai la certitude que rien ne peut nous séparer de son amour : ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni d'autres autorités ou puissances célestes, ni le présent, ni l'avenir, ni les forces d'en haut, ni celles d'en bas, ni aucune autre chose créée, rien ne pourra jamais nous séparer de l'amour que Dieu nous a manifesté en Jésus Christ notre Seigneur.
Serge ne serait pas d’accord avec Paul. Il faut que je vous le présente : Serge est un jeune retraité que j’ai rencontré il y a quelques mois. Il m’a expliqué qu’il avait cessé de croire en Dieu à 11 ans, le jour où son père est mort d’un cancer, malgré tous les soins reçus, les prières, les larmes, les promesses à Dieu d’être parfait pour tout le reste de sa vie. Pour Serge, la mort de son père a sonné la fin de sa foi en Dieu.
Des Serge, j’en croise souvent. Ce n’est pas toujours la mort d’un père. Ça peut être la maladie ou l’accident d’un enfant, d’une amie, d’une sœur, ou « juste » la violence et l’injustice de notre monde. Oui, j’en croise souvent, et nous pouvons tous et toutes un jour ou l’autre être comme elles, comme eux. Contrairement à ce que Dit Paul, il semble donc qu’il y a des choses qui nous séparent bel et bien de l’amour de Dieu, qui nous empêchent d’y croire.
Mais en fait, en disant cela, je suis allée un peu vite : d’abord j’ai identifié notre foi à ce que Paul appelle l’amour de Dieu, et ensuite j’ai supposé que tout le monde parlait du même Dieu dans tous ces contextes.
Or aucune de ces deux hypothèses n’est en fait très solide. Quand Serge est venu me voir, c’était suite au baptême de sa petite-fille. Il en revenait avec cette question qui le bousculait : pourquoi ont-ils demandé le baptême de leur enfant ? Au cours de notre entretien, la question est devenue : « en quel Dieu croient mon fils et ma belle-fille pour demander le baptême de leur enfant ? » Et c’est là que quelque chose d’intéressant s’est passé. Pour Serge, le baptême c’était demander la protection d’un Dieu tout-puissant et arbitraire, le même Dieu qui avait abandonné son père sans raison, et avec lequel il ne voulait plus rien avoir à faire. Mais visiblement pour son fils et sa belle-fille, ce n’était pas cela.
Je n’ai rencontré que Serge, pas son fils ni sa belle-fille, je ne sais donc pas le sens qu’ils donnaient à ce baptême. Mais ce que je sais, c’est que le Dieu-magicien-tout-puissant, qui détient le pouvoir de tout faire, qui pourrait mais qui ne fait pas, ce n’est pas de le Dieu dont parle Paul.
Lui ne parle d’ailleurs pas ici de Dieu, mais de l’amour de Dieu manifesté en Christ. Notre moyen de connaître Dieu, c’est de regarder Jésus de Nazareth, celui qui est le Christ. Et que voyons-nous ? Ce soir particulièrement que nous sommes-nous invité.es à regarder ? Un nouveau-né, fragile, incapable de survivre seul, né dans une étable parce que personne n’a voulu faire de place à ses parents, posé dans la mangeoire des animaux faute de mieux. Nous voyons là un Dieu vulnérable, dépendant, qui a besoin de notre accueil et de notre regard pour devenir pleinement Dieu dans notre vie, un Dieu complètement inattendu. Si on regarde la suite de l’histoire de Jésus, on voit un Dieu qui n’est jamais l’auteur du mal, mais qui cherche à rétablir les relations, à restaurer la dignité des personnes, qui guérit quand il le peut. Mais un Dieu qui ne le peut pas toujours, un Dieu qui échoue aussi, mis en croix, rejeté, méprisé à sa mort comme il l’avait été à sa naissance. Un Dieu qui, au lieu de se venger, respecte la liberté de chacun.e, et ouvre de nouveaux chemins, ailleurs, autrement, un Dieu qui relève et qui réveille – c’est ce que veut dire le mot résurrection.
Un Dieu qui aime, résolument, d’un amour qui ne dépend pas de notre amour à nous, ni de notre foi, ni de rien. Son amour n’est pas dépendant de nos actions, il ne s’explique pas autrement qu’avec ces mots de Montaigne parlant de son amitié pour La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Un amour par contre qui veut le bien pour celles et ceux qu’il aime, et qui y travaille. Au présent, pas au passé : la création est toujours en cours.
Un Dieu qui aime les personnes qu’il rencontre, sans jamais leur demander de preuve de leur foi, de leur bonne moralité, ni de quoi que ce soit d’autre. Jésus regarde ces personnes, il les voit exactement comme elles sont, et il aime.
Vous me direz : c’est bien beau tout ça, mais cet amour ne se voit pas tellement dans ma vie ni dans celle de mes proches qui souffrent et ne change pas grand-chose concrètement. Où était Dieu quand le père de Serge est mort ? Peut-être faut-il regarder au bon endroit pour le voir, au milieu de la part de chaos bien présente dans notre monde. Il pourrait être dans l’intelligence, la créativité et le dévouement de tout le personnel soignant qui a fait tout ce qu’il a pu pour le soigner d’abord, pour lui éviter la souffrance ensuite. Il pourrait être dans la force de l’amour qui unissait Serge à son père, dans les derniers mots qu’il lui a dit – et qui restent pour Serge un trésor précieux. Il pourrait être dans la main de son oncle qui s’est posée sur son épaule le jour où on a porté son père en terre et qui lui a permis de vouloir vivre.
L’amour de Dieu irrigue nos vies, que nous y croyions ou pas… mais il peut mieux se déployer si nous choisissons d’y croire, c’est-à-dire de lui faire confiance. Ferons-nous confiance à cet amour qui est prêt à tout accepter, même d’être rejeté, même d’être remisé dans une étable, même de n’avoir que nos ténèbres à visiter, nos peurs, nos hontes, pour faire la différence dans notre vie ?
Rien n’empêchera cet amour d’être là pour chacun.e, rien ne nous en séparera, comme le dit Paul, mais nous, oserons-nous en vivre ? Oserons-nous la confiance ? Ce n’est pas un défi « chiche / pas chiche », ce n’est pas un chantage, c’est un socle solide sur lequel t’appuyer quand tu le pourras. L’amour de Dieu, quoi que tu choisisses, quoi qu’il t’arrive, est là, sera là. Il est prêt à entrer dès que nous lui en donnerons l’autorisation, même si c’est par une toute petite porte, même si c’est dans une étable pas très propre. Oui, il n’attend que cela d’entrer dans notre vie pour, comme l’enfant nouveau-né de la crèche, se confier entre nos mains, confiant que nous saurons prendre soin de sa présence en nous, que sa confiance, son espérance et son amour nous rendront capables d’aimer et d’être aimé.es, et que cet amour changera le monde. Non pas d’un coup de baguette magique qui protégerait infailliblement du malheur et de l’erreur. Mais en offrant un socle depuis lequel il est possible de bâtir un monde dans lequel des chemins inattendus s’ouvrent, des mains se tendent, des pardons se demandent, de l’aide se reçoit. Un monde dans lequel le mal n’écrase pas tout sur son passage parce que le fondement de notre vie n’est pas en nous, mais en Celui qui est la source de la vie même et qui ouvre nos yeux sur l’invisible, nos oreilles sur l’inaudible, nos mains sur l’impossible.
Je ne sais pas où en est Serge aujourd’hui, il fait partie de ces gens qui viennent une fois, deux fois, et qui font ensuite leur chemin sans nous. Je ne sais pas où il en est, mais je sais que pour lui aussi cet amour est là, qu’il l’a porté, et qu’il se tient prêt à se déployer avec plus d’ampleur encore au moindre élan de confiance, parce que rien ne pourra jamais séparer Serge, ni aucun.e d’entre nous, de l'amour que Dieu nous a manifesté en Jésus Christ.
Amen