Prédication
Au milieu du 1er siècle de notre ère, les supports pour écrire étaient rares et chers. On y faisait attention. Peut-être avez vous déjà eu l’occasion de voir, à la fondation Bodmer, le codex qui contient de longs passages l’évangile de Jean ? Il date de la fin du 2e siècle. Les pages sont d’assez petit format, avec des marges certes, mais dans la zone d’écriture, les lettres sont très serrées, il n’y a pratiquement pas d’espace entre les mots, certains sont abrégés, et il n’y a pas signe de ponctuation. Les scribes essayaient d’utiliser au mieux la ressource précieuse qu’était le papyrus.
Ils réfléchissaient à deux fois à ce qu’ils choisissaient de recopier et de transmettre et sélectionnaient le plus important. Ainsi, les lettres de Paul étaient considérées par les communautés qui les avaient reçues comme si importantes qu’on les recopiait et qu’on les faisait circuler dans les communautés voisines, parfois en recueils de plusieurs lettres. Et les copistes qui ont travaillé pour faire circuler les enseignements de Paul, ont jugé important de nous transmettre, dans toutes les lettres qui nous sont parvenues, les salutations de Paul à des personnes pour la plupart inconnues par ailleurs. C’est à la fin de la lettre aux Romains que se trouvent les salutations les plus développées : 27 personnes nommées directement, dont 10 femmes, et de nombreuses autres évoquées dans des appellations génériques. Ça peut paraître étonnant quand on sait que c’est la seule lettre de celles qui nous sont parvenues qui est adressée à une communauté dans laquelle Paul n’a jamais mis les pieds.
En y réfléchissant un peu, on s’aperçoit qu’il y a à ces salutations un peu sur-développées des raisons stratégiques : justement parce que Paul n’est jamais allé à Rome, il a besoin de souligner qu’il n’est pas un inconnu sorti de nulle part, mais qu’au contraire de nombreux liens l’unissent déjà aux chrétien.nes de Rome. C’est une manière de s’assurer un bon accueil au moment de sa venue, et une manière de se recommander lui-même aux Romain.es.
Mais il y a d’autres raisons, qui expliquent le fait qu’on ait jugé important, copie après copie, de les transmettre. Car pour les personnes qui ont lu et recopié la lettre aux Romains, ces salutations sont manifestement indissociables de l’enseignement qui les précède, parce qu’elles nous disent quelque chose de l’Évangile concrètement vécu dans le ministère de Paul, et cela de plusieurs manières.
D’abord parce qu’en soulignant ces liens divers – certaines personnes citées sont des collaborateurs et collaboratrices, d’autres des parents, d’autres des compagnons de quelques jours ici ou là sur la route, d’autres sans doute sont des ami.es d’ami.es – Paul se présente comme un frère faisant partie d’un vaste tissu de frères et de sœurs en Christ qui s’étend dans tout l’Empire Romain. Il n’est pas un supérieur, ni un quémandeur, mais un frère en voyage qui annonce sa venue. Un frère un peu spécial peut-être, avec un ministère particulier d’enseignement et de fondation de communautés, mais un simple frère.
En citant autant de personnes, Paul souligneaussi, et c’est aussi important à son époque qu’à la nôtre, qu’il n’est pas un génie solitaire. Les collaborateurs et collaboratrices cités, tant à Rome où il écrit qu’à Corinthe depuis laquelle il écrit, manifestent clairement le fait que Paul n’est pas un « grand homme », un « self made man », mais que son travail n’a de sens que dans ce travail en équipe. Phoébé, Prisca et Aquilas, Urbain, Andronicus et Junia à Rome, Timothée, Tertius, Eraste à Corinthe, tous et toutes participent à ce ministère commun : annoncer la Bonne Nouvelle du Christ à toute l’humanité. En travaillant à plusieurs, Paul, Phoébé, Prisca, Aquilas et les autres manifestent que la pluralité des voix est une chance, parce que Dieu ne peut être perçu entièrement par aucun être humain et que nous avons besoin les un.es des autres pour percevoir un peu mieux les dimensions de son amour. En travaillant ensemble ils et elles montrent qu’au service de Dieu des talents isolés, disparates, fructifient abondamment, plus que leur simple somme pourrait le faire supposer. Qu’au-delà des inévitables différences d’approche, de méthode ou de compréhension des enjeux, il est possible de passer de la différence – voire de la concurrence – à la complémentarité. Dans le travail, un lien très particulier se forme, à la fois professionnel, spirituel et parfois amical, qui débouche dans l’attention qu’on se porte les uns aux autres. Ainsi Paul se soucie de la manière dont Phoébé sera reçue, il fait ce qui est entre ses mains pour s’assurer qu’elle sera bien accueillie à Rome.
Paul salue aussi de nombreuses autres personnes, qui ne sont visiblement pas des personnes avec lesquelles il a travaillé directement, mais qu’il a côtoyées ou dont il a entendu parler : « celles qui se sont donné de la peine dans le Seigneur », des parents, des personnes qui accueillent une église dans leur maison, d’autres qu’il désigne comme des bien-aimé.es. Parmi toutes ces personnes, et même s’il est difficile d’être très précis, les chercheurs identifient une diversité de statuts et d’origines, tant sociale qu’ethnique, ainsi qu’une place inhabituellement importante accordée aux femmes. Cela aussi nous parle de l’Evangile : cette mixité culturelle, économique et de genre est en effet l’une des caractéristiques fortes des premières communautés chrétiennes, une mise en pratique de ce que Paul exprime dans une autre lettre : « en Christ il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme libre ni esclave, ni homme ni femme » (Ga 3,28). Il y a des enfants d’un même personne, qui chacun ont de l’importance. Un Dieu Père, Fils et Esprit, ontologiquement relationnel, ne peut être dit et découvert que par et au sein d’une relation. Chaque membre de l’ekklesia a donc de l’importance, pas seulement les plus connus, ou ceux dont le ministère est le plus visible. Que serait le ministère d’un Paul sans celui de son hôte Gaïus qui met sa maison à disposition, ou celui de la Tertius qui écrit pour lui ? Et que serait tout cela sans le ministère de tous ces inconnus qui viennent écouter Paul et qui reviennent la fois suivante avec un ami, une sœur, un fils ? Que serait le ministère d’un ou d’une pasteur.e sans celui des bénévoles qui s’engagent dans les paroisses, et plus encore sans celui des parents, grands-parents, amis, qui partagent quelque chose de leur foi dans leur manière de vivre au quotidien ? Que serions-nous dans des dizaines de Triphoe, Persis, Eraste et autres Aristobule qui ont assuré la transmission de l’Evnagile jusqu’à nous et que la grande histoire a oublié.es ? Il y a une grande diversité de ministères, qui tous contribuent à l’annonce de l’Evangile et nous sommes, à la suite de Paul, invité.es à la reconnaissance. La reconnaissance qui prend acte de l’existence : oui, tous ces ministères existent bel et bien, au sens étymologique et non institutionnel du terme. Ils sont des services rendus par chacun.e à l’Évangile. Et aussi la reconnaissance qui remercie pour cela : ces ministères multiples, divers, sont une bénédiction de Dieu pour laquelle nous pouvons rendre grâce.
Ces salutations multiples, tant du côté des émetteurs que du côté des destinataires, inscrivent les églises dans un réseau plus vaste. De la même manière que pour dire Dieu il faut une multitude de voix et d’expériences, pour dire l’Église, il faut une multitude de réalités. En recevant ces salutations, les églises de Rome sont rappelées à leurs liens avec bien d’autres églises, à commencer par celle de Corinthe. Elles sont rappelées au fait que leur expérience de l’Église n’est, c’est inévitable, qu’une petite part de ce qu’est l’Église : ailleurs, sous d’autres cieux, d’autres vivent aussi de l’Évangile, d’une manière à la fois semblable et différente. Hier comme aujourd’hui, il est important d’en reprendre conscience régulièrement, dans les collaborations, dans la prière, dans l’intérêt que nous portons à nos frères et sœurs chrétiens d’autres églises ou d’autres régions du monde : cela nous garde de tout orgueil spirituel ou ecclésial. Il n’est pas anodin de souligner ici que dans les lettres de Paul comme dans l’entier du Nouveau Testament, une église – ekklesia en grec – n’est jamais, jamais, ni un lieu ni une institution. C’est une assemblée, un ensemble de personnes qui ont été appelées par Dieu et qui se rassemblent le plus souvent dans une maison tout à fait ordinaire. Ainsi Prisca et Aquilas ont mis à disposition leur maison comme lieu de rassemblement de l’ekklesia : à Corinthe, à Ephèse ou à Rome.
En fait, après les chapitres denses en enseignements théologiques profonds, les salutations viennent nous rappeler que ces enseignements n’ont de sens que lorsqu’ils sont vécus. Pour le dire autrement, après les grandes envolées théoriques, il est important de revenir à la vie concrète et de voir comment, dans cette vie concrète, vivre ces enseignements. C’est ce que le Christ enseignait à ses disciples par l’exemple, l’alternance de moments où l’on reçoit une nourriture spirituelle et de moments où l’on en vit, dans le don de soi dans la relation. Paul, après avoir donné un certain nombre d’enseignements, parfois venant critiquer des manières de faire ou de croire qu’il juge problématiques, rappelle que tout cela n’empêche en rien l’amour d’être une réalité. Ce n’est pas parce que les Romains ne sont pas parfaits qu’ils ne sont pas aimés. Paul – imparfait lui aussi – les aime, et à plus forte raison Dieu, qui lui est parfait ! C’est l’amour qui guide à la fois les enseignements et les salutations affectueuses. C’est l’amour qui permet de vivre ensemble comme des enfants bien-aimés de Dieu. Un amour qui se traduit en actions concrètes – prendre soin les un.es des autres, prendre le temps de reconnaître les dons des un.es et des autres et de sen réjouir, ouvrir sa maison, accueillir. Un amour qui n’est pas une condition pour appartenir à l’ekklesia, mais un fruit de l’appel reçu de la part de Dieu, de l’amour vécu dans cet appel et rappelé par Paul comme dernier mot de sa lettre : À Dieu, seul sage, soit la gloire, par Jésus Christ, pour toujours ! Amen