Nous ne pouvons pas nous taire !

Saint-Pierre, Genève

Prédication

Faire taire la Parole. Défi impossible auquel s’attaquent pourtant les juges autoproclamés de Pierre et de Jean. Faire taire la Parole mais pourquoi ? Pierre et Jean, comme Jésus avant eux, comme d’autres après eux, dérangent sérieusement l’establishement religieux qui s’est rassemblé pour les juger, prêtres, anciens et scribes. Ils dérangent parce qu’ils mettent tout sans dessus dessous, ils balaient d’un revers de manche – ou plutôt d’un simple nom, celui de Jésus – les règles bien établies qui permettent de garder le temple et le monde en ordre.

D’un simple nom, ils réintègrent un homme dans la communauté des hommes priants, des hommes s’approchant de Dieu, des hommes fréquentables. Cet homme-là était seul à l’extérieur du temple, exclu des cercles habituels de relation, exclu du rôle de soutien financier et matériel qu’occupent les hommes, exclu de toute relation possible avec Dieu puisque ne pouvant pas entrer dans le temple et regardé comme ayant été puni par Dieu. Dans l’ordre de la société, il était pourtant à une place existante et bien définie : dépendant de la charité, offrant la possibilité aux uns et aux autres de s’acquitter de leur devoir de charité, il était là, sur les marches du temple, remplissant une fonction mi-repoussoir – voilà comment Dieu punit ceux qui ne lui obéissent pas au doigt et à l’œil – mi-salvifique – lui donner de l’argent ou à manger c’est accomplir le devoir d’amour du prochain et donc mériter le salut. Ce n’est certes pas une place confortable, mais elle a son utilité. Tout était donc pour le mieux ou presque dans le meilleur des mondes.

Jusqu’à ce que deux types qui feraient mieux de faire profil bas vu ce qui est arrivé à leur maître se pointent au vu et au su de tout le monde, sans honte aucune, et viennent bouleverser tout ce petit ronron bien établi : ils regardent réellement cet homme posé là sur les marches, comme ils ont vu tant de fois Jésus regarder les personnes qui croisaient son chemin. Ils le regardent avec des yeux qui aiment et non avec des yeux qui rangent dans des cases bien rangées et bien étanches. Ils le regardent et ils lui offrent ce qu’ils ont : le nom de Jésus. Ça nous paraît un peu curieux à nous cette histoire de nom, mais elle a pourtant au moins deux sens. D’abord un sens tout à fait littéral : Jésus, en hébreu Joshua, ça veut dire « Dieu sauve ». Pierre et Jean, simplement en prononçant ce nom, offrent donc une bonne nouvelle à cet homme qui se tient là, comme à toutes les personnes qui entendent ce nom : Dieu sauve. Dieu te sauve. Dieu ne te condamne pas à l’infirmité, il ne te condamne pas à l’exclusion, il ne te condamne pas au malheur, il ne se venge pas d’une quelconque insulte que tu lui aurais faite. Quand bien même tu aurais fait des erreurs, des fautes, il ne te condamne pas. Il est possible qu’il condamne tes actes, et il est sûr qu’il cherche la voie de la vie à travers les blessures que tu as reçues ou données. Mais en aucun cas il ne te condamne ni ne te punit. Il te sauve. De ce qui t’enferme, de ce qui te pèse, de ce qui te blesse, de ce qui te fait infiniment mal. Rien qu’en prononçant ce nom, Jésus, Pierre et Jean disent donc une bonne nouvelle qui bouleverse l’ordre des sacrifices et des règles de bienséance pour s’adresser à Dieu.

Mais Pierre et Jean offrent également une bonne nouvelle qui est Parole créatrice. Dans la conception antique, le nom d’une personne porte l’essence de cette personne, sa puissance. C’est ainsi que connaître le nom d’une personne peut permettre de s’approprier sa puissance dans les pratiques magiques. C’est ainsi aussi qu’invoquer le nom d’un dieu peut conduire à s’approprier sa puissance, à la manipuler et que c’est souvent réserver à des circonstances ou des personnes bien définies. Ici Pierre et Jean offrent le nom de Jésus, et donc la puissance de vie et de résurrection dont il est porteur, tout simplement, sans cérémonie, alors qu’ils ne sont pas prêtres, que l’homme n’est pas purifiés et qu’ils ne sont pas dans le temple. C’est une manière de dire que Dieu n’est pas cantonné au temple, fut-il celui de Jérusalem, qu’il s’approche sans tralala de tout être humain, et qu’il laisse s’approcher tout être humain sans condition. Pas de confession de foi, pas de confession des péchés, pas de rite, pas de sacrifice. Une simple rencontre. Par ce don d’un nom qui est Parole de vie, Pierre et Jean relèvent l’homme, le ressuscitent.

Et c’est là que le bât blesse ! Les grands-prêtres, les anciens et les scribes n’ont rien contre le fait de guérir cet homme qui se trouvait là, ils ne lui veulent pas particulièrement de mal. Par contre il y a des règles pour obtenir une guérison, et aucune n’a été respectée. En quelques instants, Pierre et Jean, suivant le chemin tracé par Jésus, ont renversé symboliquement les tables des marchands de salut.

C’est pour cela qu’il faut les faire taire : s’ils continuent, le temple va s’écrouler de lui-même, au moins symboliquement. Et avec lui toute une vision du monde et de la relation entre Dieu et son peuple. Cela n’est pas acceptable !

Attention, on conclut parfois un peu vite que les grands prêtres, les anciens et les scribes étaient uniquement motivés par le pouvoir. Bien sûr que cela a sans doute joué : les hommes au pouvoir cherchent en général à ne pas perdre leur place et les avantages matériels et symboliques que leur offre cette place dominante. Mais on peut aussi leur faire crédit d’une certaine honnêteté spirituelle : dans le système auquel ils adhèrent, Pierre et Jean, comme Jésus avant eux, risquent de mettre le peuple en danger en offensant un Dieu très attaché à l’aspect formel des choses, et il faut donc les empêcher de nuire. Les faire taire, comme ils ont fait taire Jésus.

Avec Jésus ça avait été difficile, et il avait fallu aller jusqu’au meurtre. Mais avec ses disciples ça avait été plutôt facile : la mort de Jésus les avait suffisamment refroidis pour qu’ils se taisent et se terrent. Tout le monde se souvient encore de cette fameuse nuit où Pierre avait nié même connaître Jésus…

Mais c’est un autre homme – et pourtant le même – qui se tient debout ce jour-là au milieu des sachants. Pierre, accompagné de Jean, ne nie plus connaître Jésus, au contraire : il se revendique de son nom, il résiste aux menaces. Pas par goût du défi, non. Par nécessité : « nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu. » Depuis cette fameuse nuit de ténèbres, Pierre et Jean, comme les autres, ont été transformés : désormais, ils vivent de cette bonne nouvelle : Dieu sauve ! Il ne condamne ni ne se venge. Il sauve, il ramène à la vie, il relève de toutes les morts. Et vivant de cela, ils découvrent que cette vie qu’ils ont reçue est en quelque sorte contagieuse : elle peut transformer des vies autour d’eux. Elle a transformé la vie de cette homme à qui ils l’ont offerte. Partager cette vie reçue n’est pas tellement un choix, c’est une simple conséquence du fait d’en vivre : ils ont offert le nom de Jésus à cet homme comme lui offre son chant de louange. C’est comme le fait d’éclairer pour une bougie qui a été allumée : une fois allumée, elle ne peut pas faire autrement que de briller, et on ne peut pas la mettre sous le boisseau comme disait Jésus. Essaierait-on qu’elle brûlerait sans doute le boisseau !

Oui c’est une nécessité interne que de dire cette vie qui les habite, qui les déborde : « Nous ne pouvons pas nous taire » dit Pierre en son nom, en celui de Jean et au nom de tous les croyant.es. Luther ne dit pas autre chose lorsqu’il est sommé à la diète de Worms de se taire : « Je suis lié par l’Ecriture et ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter en rien car il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me viennent en aide. »

Pierre, Jean ou Martin Luther ne sont pas des modèles inaccessibles, ils ne sont pas au-dessus de nous. Ce sont des hommes qui ont reçu une Parole de vie, comme nous. Recevoir cette Parole, ce n’est pas nécessairement faire une expérience mystique intense, encore moins rencontrer Jésus en chair et en os. Recevoir cette Parole de vie, c’est ouvrir peut-être une Bible et y trouver un récit qui nous parle, c’est pousser la porte d’un temple et y recevoir une parole de bénédiction, c’est entendre un ancien ami dire « je te pardonne », c’est sentir au fond de soi l’appel à aimer, à tendre la main, c’est être bouleversé par la souffrance de mon frère ou de ma sœur en humanité, c’est se savoir capable du pire parfois, et pourtant aimé de Dieu.

Quand on arrive à répondre à cette Parole, à lui ouvrir son cœur, elle devient effectivement, comme pour Pierre, Jean ou Luther une Parole qu’on ne peut pas taire. Cela ne veut pas dire nécessairement qu’on se trouve tout à coup à prendre la parole devant une assemblée ou un tribunal, comme je le fais ce maton. Cela peut être dire une Parole de vie à quelqu’un qu’on croise, sans trop savoir pourquoi. Ça peut être une visite à rendre à une personne qu’on sait isolée, un téléphone à cette cousine avec laquelle on est brouillée depuis si longtemps qu’on a oublié le temps où on était inséparables. Ça peut être une vocation à s’engager auprès des personnes les plus fragiles.

Ça rayonne et ça chauffe, sans qu’on ait à faire d’effort pour cela : c’est là, c’est tout. Pour le dire autrement, ce jour-là à Jérusalem, ce jour-là à Worms, et chaque jour partout dans le monde, des hommes et des femmes marchant sur les traces de Jésus font résonner sa Parole et rayonner sa lumière, à leur manière, devenant ainsi témoins et agents de ce Dieu qui sauve. Et quand la lumière et la chaleur vacillent en ces hommes et ces femmes, en nous, Dieu rallume le feu en nous, parce que lui ne vacille ni ne s’éteint jamais, il est « Dieu sauve », Jésus, il est « Dieu avec nous », Emmanuel.

Il est celui qui le premier n’a pas pas pu taire sa Parole de vie, cette Parole qui crée et recrée sans cesse la possibilité de la vie, qui fait jaillir la lumière des ténèbres. Il est celui qui le premier n’a pas pu taire sa Parole d’amour qui relève de tous les désespoirs et de toutes les blessures, qui ouvre tous les tombeaux fermés par nos haines et nos hontes.

Et si l’on tente de le faire taire, si même on le cloue sur une croix, la Parole jaillit de nouveau, autrement !

Amen

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