Danser et jouer aux pieds de Dieu
Prédication
Si la danse et le jeu, soupçonnés d’être des entrées vers la lascivité et l’oisiveté, donc le vice et le péché, ont eu mauvaise presse dans bien des milieux chrétiens au fil des siècles, la Bible, elle, leur donne une place parfois surprenante.
Non seulement elle les évoque régulièrement comme des expériences qui font partie de l’expérience humaine partagée de tous, mais elle en fait des réalités humaines si importantes qu’elles font partie aussi des promesses de salut. La danse y apparaît comme le symbole d’un temps où la joie sera surabondante et où personne ne restera en dehors de cette joie : tout le monde sera dans la joie, et donc dans la danse. Si, dans le temps qui est le nôtre, « tout ce qui se produit sous le soleil arrive en son temps » et il y a donc « un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour gémir et un temps pour danser », pour reprendre les mots du Qohélet, dans le temps du salut, seuls subsistent le rire et la danse.
Le jeu souligne lui plutôt la paix apportée par le salut, comme dans cet oracle de Zacharie (chap 8) :
« Oui, je le déclare, les personnes âgées, hommes et femmes, qui s’appuient sur un bâton à cause de leur grand âge, reviendront s’asseoir sur les places de Jérusalem. Les garçons et les filles reviendront en grand nombre jouer dans les rues de la ville. Cet avenir semble impossible aux survivants du peuple d’Israël, mais est-il impossible pour moi, le Seigneur de l’univers ? »
Pour que les personnes âgées pas très assurées de leur pas et les enfants pas très sûr-es de leurs itinéraires puissent réinvestir les rues des villes, il y faut une paix et une sécurité qui manquent souvent, hier comme aujourd’hui, en dehors de quelques rares espaces préservés.
Plus surprenant encore, le jeu et la danse sont aussi évoqués dans les récits de la création qu’on trouve dans certains psaumes et ici dans le livre des proverbes, comme des expériences du Dieu créateur, ou en tout cas liées à la dimension créatrice de Dieu.
L’évocation de la Sagesse au chapitre 8 du livre des Proverbes a fait couler beaucoup d’encre, certains cherchant à l’identifier au Christ, à l’Esprit-Rouah de la Genèse, ou au contraire à la distinguer de l’une comme de l’autre. Laissons ces débats de côté pour aujourd’hui. Ce qui m’importe ici, c’est que la Sagesse dont il est question est d’origine divine, et co-créatrice avec Dieu du monde. Intuitivement, on se dit que la sagesse est nécessaire à la création. Et nous comprenons alors cette sagesse comme une science ou un artisanat fondé sur l’expérimentation, quelque chose qui donne une orientation claire à un projet mûrement réfléchi…
Mais ce n’est pas du tout l’image qui nous est donnée là ! Les seules actions de la sagesse sont d’être là, et de jouer aux pieds de Dieu !
« Quand il a affermi les cieux, dit la Sagesse, quand il grava un cercle face à l’abîme, quand il condensa les masses nuageuses en haut et quand les sources de l’abîme montraient leur violence, moi j’étais là. Quand il assigna son décret à la mer, quand il traça les fondements de la terre, je fus maîtresse d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour. Je jouais en sa présence en tout temps, je jouais dans son univers terrestre, et je trouve mes délices parmi les humains. »
En quoi la présence de la sagesse était-elle si nécessaire à la création si, tout au long, elle n’a fait que jouer aux pieds de Dieu ?
J’ai le souvenir très vif d’avoir aidé une amie très chère à monter sa cuisine alors que son fils jouait dans nos pieds. Il n’était pas bien grand… peut-être deux ans ? Vous imaginez bien que son aide concrète n’a pas été déterminante… Et nous aurions sans doute même été plus rapides et efficaces si sa sieste avait duré le temps prévu. Et pourtant, sa présence a donné une saveur particulière à ce moment de bricolage, au point que je m’en souviens encore, alors qu’il va fêter ses 20 ans cette année. Par sa simple présence, il nous plaçait du côté de l’être, et non du faire : puisqu’il était là, nous devions nous aussi être là avec lui, consciente de sa présence à lui, au lieu d’être entièrement absorbées dans nos gestes. Par sa présence, il nous orientait sur le sens de ce que nous étions en train de faire : offrir à la famille un espace plus pratique pour préparer et partager les repas, pas juste assembler des planches. Par sa présence, il mettait un peu de légèreté. Nous avons joué avec lui, à cache cache dans les planches, à taper plus que nécessaire sur les clous parce que le bruit le faisait rire. Et ce moment fut très beau.
Peut-être le jeu de la sagesse a-t-il cette même fonction ? Nous rappeler que la création divine n’est pas seulement un travail infiniment sérieux – et, selon notre compréhension du travail, au moins pour un bout pénible – mais aussi un temps de jubilation créative. Quand un enfant joue à vos pieds, comme la sagesse aux pieds de Dieu, vous ne travaillez pas tout à fait de la même manière, cela met une tout autre atmosphère, un tout autre sens à chaque geste. Il y a une sorte de dialogue qui s’instaure et qui fait que le travail devient ou redevient jeu.
Ce récit semble vouloir nous rappeler que le Dieu créateur n’est pas un barbu renfrogné et trop sérieux. Le jeu de la sagesse à ses pieds matérialise la gratuité de la création : le jeu, comme la danse, est sans pourquoi. Il nous sort de la logique de la productivité et du mérite. La sagesse n’a pas à mériter le droit de jouer par son travail mesurable et effectif à la création, elle semble n’avoir été engendrée que pour faire les délices de Dieu et jouer pendant qu’il crée – et ce travail de création est toujours en cours.
Il y a là une révolution pour notre regard et notre imaginaire. Pour citer Jürgen Moltmann dans son petit ouvrage justement intitulé Le Seigneur de la danse, paru en 1972 :
« ce n’est pas Atlas qui porte la charge du monde sur ses épaules, mais c’est l’enfant qui a le globe terrestre dans ses mains. La création est un jeu de Dieu, la joie est le sens de la vie. »
Fermez les yeux un instant, et voyez le géant Atlas portant le monde sur son dos, ployant sous son poids, crispé pour tenir encore un peu, juste un peu, jusqu’à… on ne sait quel moment mais on ne voit aucune libération possible. Sentez-vous la tension que cela crée ? Et regardez maintenant la sagesse qui joue aux pieds de Dieu alors qu’il crée le monde à l’aide de mots, de souffle, d’inspiration. Sentez-vous la légèreté que cela induit en vous ?
Sans jamais nier la douleur et la dureté de l’expérience humaine, les récits bibliques nous rappellent régulièrement que la création est un projet né de l’amour en vue de l’amour, de la joie, de la paix. Le chapitre des Proverbes est l’un de ces rappels, tout comme les promesses d’un monde où la danse et le jeu seront la norme.
Non seulement la sagesse ne fait rien d’autre que jouer, mais elle invite tous les êtres humains à faire de même ! Elle se poste sur les places, dans les endroits en hauteur, elle crie son appel, elle envoie ses servantes inviter les humains à sa table, à se nourrir de son pain et de son vin, à devenir sages comme elle, donc à accepter de vivre de la gratuité de l’amour de Dieu, en enfants qui jouent à ses pieds et font ses délices pendant qu’il travaille à créer le monde qu’il espère et dans lequel la vie peut se déployer. Oser jouer et danser ainsi aux pieds de Dieu, c’est accepter de ne pas avoir à mériter son amour, accepter que cet amour est là, sans raison, et que nous pouvons en vivre.
Oser la gratuité de la danse et du jeu, cela semble dérisoire, mais c’est un geste puissant d’espérance qui nous sort de l’immobilisme et du désespoir qui nous menacent sans cesse, c’est rester du côté de l’être plutôt que du non-être. Jouer et danser dans notre monde déchiré, ce n’est pas fermer les yeux sur ce qui va mal, c’est garder les yeux tournés vers l’à-venir qui vient vers nous, c’est se reconnecter à la joie déjà là et s’y ressourcer, lui donner l’espace d’habiter notre monde, et – peut-être – participer d’une infime manière à manifester dans le monde la gratuité de l’amour de Dieu.
Cela n’est semble fou aux yeux du monde, les nôtres… mais c’est cela la sagesse de Dieu, qui semble folie pour le monde disait déjà l’apôtre Paul. Alors oui, osons vivre nos vies avec la légèreté, la grâce, la liberté et la gratuité d’enfants qui dansent et jouent aux pieds de Dieu !
Amen